Accueil > Société | Par Aline Pénitot | 31 août 2012

Les Inuit et le raffinement des trois genres

L’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure décortique la vie des Inuit, une civilisation qui pense que les bébés peuvent changer de sexe à la naissance. Genre, patronyme, famille, sexualité… Plongée dans une société déconcertante.

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Regards.fr : Pourquoi les anthropologues ont longtemps décrit les sociétés inuit comme peu développées, simples et adeptes d’une sexualité collective ?

Bernard Saladin d’Anglure : Au début du xxe siècle, Marcel Mauss, dans son Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos pense que les Inuit ont une vie sociale qui oscille entre deux pôles : un individualisme estival fondé sur la famille nucléaire, la vie laïque du groupe, et la production individuelle ; et un communisme hivernal, parental, économique, religieux et sexuel, s’exprimant dans le partage et l’échange généralisé des biens, des gibiers, des enfants et des conjoints, et dans de grands rituels collectifs. Mais les Inuit fascinent surtout les anthropologues par les moyens qu’ils inventent pour s’adapter à un milieu très hostile. Claude Lévi-Strauss résume l’organisation sociale inuit à une formule laconique : «  Les Esquimaux, grands techniciens, sont de pauvres sociologues…  » Les grands courants théoriques des sciences humaines se développent dans cette ambiance : toute société est le développement d’un état primitif et nous appartenons à la société la plus aboutie. On tente d’appliquer dans le domaine social ce que Darwin avait trouvé dans le domaine de l’évolution biologique de la vie. D’un point de vue anthropologique, nous sousévaluons l’organisation sociale, économique, sexuelle, religieuse de ces peuples lointains. Et cela justifie le colonialisme, l’évangélisation… Bref, on faisait fausse route.

A-t-on imposé aux Inuit un système de nom de famille occidental ?

Dans les années 1970, l’administration canadienne, décontenancée par la complexité du système d’appellation inuit, tente de le simplifier à sa manière en attribuant le nom du père comme nom de famille à ses enfants. Cela a rendu les Inuit schizophréniques. Les Inuit ont une vision cyclique du monde et ils croient en une forme de réincarnation. Un ascendant vivant ou mort choisit de donner son nom à un enfant à naître, dans une famille qu’il aime et qui pourra prendre soin de lui dans sa nouvelle vie. Pour la survie de l’enfant, il est dangereux de refuser le nom de cet ancêtre. Un Inuk peut avoir plusieurs noms et être appelé untel ou unetelle. Il peut être biologiquement femme, recevoir le nom du père de sa mère et sa mère l’appellera papa, quelqu’un d’autre dans le village va l’appeler ma petite soeur, etc. C’est ce que les anthropologues appellent une identité dividuelle. À partir de ces premières recherches, on m’a demandé d’exposer mes travaux dans le séminaire de Claude Lévi-Strauss qui a été par la suite d’un grand appui. Dernièrement, une Inuk m’a dit que depuis que les anglicans ont converti les derniers chamanes (hommes et femmes) et interdit l’attribution de noms de femmes aux garçons et d’hommes aux filles (des noms portés par des ascendants femmes ou hommes, les noms n’ayant pas de genre, ndlr), la condition de la femme s’est progressivement détériorée dans son village.

Vous décrivez une éducation des enfants bien éloignée de la nôtre…

Toute l’éducation est ritualisée pour promouvoir le développement de l’individu et lui inculquer la nécessité du partage. Si vous aviez deux noms de femmes et deux noms d’hommes, on pouvait décider de vous habiller parfois en fille, parfois en garçon. Les noms n’ont pas de genre et peuvent passer d’un sexe à l’autre, entraînant un travestissement. S’ajoute à cela la volonté d’avoir au moins un fils et une fille pour seconder les parents. Deux moyens sont utilisés pour remédier à un éventuel déséquilibre biologique : l’adoption ou l’éducation de l’un des enfants aux tâches de l’autre genre. Il s’agit de socialisation inversée. À la puberté, la fin du travestissement et de la socialisation inversée entraîne souvent de grandes souffrances. Toute leur vie, les enfants ayant vécu ces expériences seront marqués par le chevauchement de la frontière des genres. On les valorise beaucoup en raison de leur polyvalence, de leur autonomie, mais aussi d’un pouvoir de médiation particulier, notamment dans le domaine religieux.

Vous parlez même de transsexualisme…

Les Inuit pensent que les bébés peuvent changer de sexe, dans les deux sens, en naissant. Ils les appellent les Sipiniit. Plusieurs accoucheuses inuit racontent avoir vu le pénis se résorber pour donner place à une fente. À la naissance, il est important de regarder ou de toucher les organes pour qu’ils se stabilisent si l’on désire conserver le sexe du bébé, sinon on laisse faire le processus. Ces cas de transsexualisme périnatal sont rares (2 % des naissances). En parlant de cela lors d’un de mes cours au Québec, une étudiante m’a expliqué que dans les hôpitaux, il était possible de cocher la case « indéterminé » à la naissance d’un enfant. À partir de là, je me suis intéressé au cas des intersexués. À mon avis, ils font partie des personnes juridiquement et socialement les plus discriminées dans le monde occidental.

Dans l’ombre de ce que vous racontez, se trouve aussi le mythe originel des Inuit.

Un jour d’été, de deux mottes de terre dans les champs de tourbe émergent deux êtres humains, deux hommes. À un moment donné, ils s’ennuient et ils manifestent le désir d’être plus nombreux, de se reproduire. L’un met l’autre enceint. Il utilise son coude qu’il met sous l’aisselle de l’autre. La grossesse avançant, l’homme enceint se désespère : comment va naître le bébé, il n’y a pas d’ouverture. Son compagnon invoque un chant magique : « Cet homme, ce pénis, qu’il s’y forme un passage suffisamment large.  » Et voilà que le pénis se rétracte, que le périnée se fend et que le premier bébé naît, un garçon. Pour les Inuit, la première mère est un homme fendu. J’y vois le rêve homosexuel des hommes confrontés à cette incapacité de se reproduire tout seuls et l’apparition du pouvoir féminin de la reproduction sexuée. J’ai commencé à travailler sur cela dans un moment où le débat sur le féminisme était centré sur la domination masculine, donc sur une vision encore très binaire des rapports de genre. Rapidement, je pars sur une autre voie pour analyser les rapports sociaux de sexe chez les Inuit, même s’il existe chez eux aussi une certaine forme de domination masculine.

Vous déplacez votre approche du cas inuit…

J’ai mis longtemps à sortir de ma rationalité occidentale. Dans mon bain, j’ai réalisé subitement qu’il fallait me situer au plan du foetus pour comprendre la cosmologie inuit. J’élabore le premier schéma du monde inuit où la vie utérine est à la confluence du cycle animal. Le sperme de l’homme interfère avec le sang de la mère, les Inuit pensent que le sperme va boucher le conduit où s’écoule le sang, qu’un caillot va se former et aider à la construction d’un bébé. Au premier cri, une portion d’air ambiant pénètre dans le bébé et va constituer l’environnement de son âme. Je vois donc trois étages à la représentation du monde inuit : le premier est l’utérus, le deuxième est l’iglou où s’établit la diversification des tâches, la construction sociale des genres, et la voûte céleste comme macrocosme de l’iglou. J’expose ces recherches dans le séminaire de Claude Lévi-Strauss qui salue leur inventivité : « De nombreux rituels que je n’avais pas compris prennent sens.  » Marx et Engels avaient défini ensemble la reproduction sociale comme la production des conditions matérielles d’existence et la reproduction de la vie humaine. J’ai été influencé par cette approche mais ils n’avaient pas compris que si l’on pense la première partie à travers la seconde, on aboutit à un modèle beaucoup plus riche et socialement acceptable que le leur. Marcel Mauss l’aurait certainement qualifié de phénomène social total.

L’observation des chamanes va vous amener à prendre une position déconcertante. On peut voir une partie de ces recherches en ce moment, dans l’exposition « Les Maîtres du désordre » au musée du Quai Branly.

Un vieux manteau de chamane d’Igloolik, le village que j’ai particulièrement étudié, a été retrouvé dans les réserves de l’Américan Museum of Natural History de New York. En fabriquant une réplique de ce manteau avec la population d’Igloolik, je comprends qu’il s’agit d’un manteau de femme élaboré pour un chamane homme. Le chamane est le maître de la médiation à tous les niveaux, entre hommes et femmes, entre humains et animaux, entre morts et vivants et pour tous les désordres. Chez les Inuit, la division sexuelle subsiste, elle reste la norme. Mais il existe une catégorie autre, qui se situe hiérarchiquement au-dessus des autres et qui est incarnée par ces gens qui sont dans une position tierce. Je sors de mon approche binaire des rapports sociaux de genre pour comprendre qu’il faut ajouter un axe à mon schéma sur le monde inuit, et cet axe est le troisième sexe social ou, pour emprunter un américanisme, le troisième genre.

Vous avez longtemps tenu au Québec un cours sur les rapports femmes/ hommes et l’étude du genre et pourtant, vous critiquez l’évolution intellectuelle et politique du féminisme.

Je suis très reconnaissant à Margareth Mead. Dans les années 1920, cette jeune anthropologue arrive en Océanie. Elle constate que sur une île, les hommes pèchent, les femmes jardinent. Dans une autre île, c’est le contraire. Elle met ainsi en évidence que la division sexuelle des tâches n’est pas liée à l’anatomie mais qu’il s’agit d’un construit social et culturel. Ce que Simone de Beauvoir reprend plus tard, dans Le deuxième sexe : «  On ne naît pas femme, on le devient. » Je critique cependant autant l’une que l’autre, non pas parce qu’elles ont dénaturalisé l’approche du genre mais parce que leur modèle d’analyse est incomplet. Margareth Mead avoue qu’elle rencontre des hommes et des femmes « atypiques » et elle en retrouve dans toutes les sociétés qu’elle étudie. Sauf que, lorsqu’on arrive à 20 à 25% d’« atypiques », comme c’est le cas avec les jeunes Inuit socialisés de façon inversée, c’est le modèle qu’il faut remettre en question en créant une nouvelle catégorie. Au début des années 1970, les études sur les rapports sociaux entre les sexes débutent et m’aident à formaliser le concept de troisième genre. Que le sexe biologique et la sexualité soient des domaines distincts du sexe social ou genre est un acquis du féminisme du xxe siècle. Mais ce qui me dérange surtout, c’est que depuis les années 1990, des coutumes de différents peuples sont reprises par diverses mouvances queer, comme les queers radicaux ou les féeries radicales. Ces mouvements prétendent raviver une liberté sexuelle à l’aide de grands rituels païens ou empruntés aux peuples autochtones pour lutter contre l’hétérocentrisme opprimant, en mettant en avant le désir individuel et le choix du genre. Or ils oublient bien vite que les sociétés autochtones sont extrêmement organisées, normées. Elles sont bien loin des grandes fêtes libertaires des fééries queers. Michel Foucault et Judith Butler font la même confusion théorique et politique en cherchant à instrumentaliser les modes de vie homo, bi, trans pour déconstruire le genre et le réduire à un désir individuel. Il aurait fallu procéder à l’inverse : s’intéresser à la construction du genre et à celle de la sexualité dans toutes les sociétés du monde, à commencer par les peuples sans écriture, en faisant aussi une ethnographie rigoureuse des nôtres, avant d’en proposer une nouvelle théorie à portée universelle.

Être et renaître
Inuit. Homme,
femme ou chamane
,
de Bernard
Saladin d’Anglure,
éd. Gallimard, 429
p., 29,80 €.

Atanarjuat. La
légende de l’Homme
rapide
, de Zacharias
Kunuk, DVD, 2001,
172 min.

Les
Maîtres du désordre
,
exposition au Musée du Quai
Branly
, jusqu’au
29 juillet 2012.

Le sexe, la norme, et nous

Les jeunes sont-ils vraiment façonnés par le porno ?
Pourquoi la presse féminine a peur des lesbiennes ?
Que se passe-t-il quand on emmène un transsexuel
au cinéma ? Cet été 2012, Regards pose des questions
tordues. Et tente d’y répondre.

Portfolio

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