Accueil > Société | Enquête par Mathilde Goanec | 14 septembre 2012

Les minots ne savent plus où crécher

La découverte cet été de deux crèches dites « clandestines » dans le
centre-ville de Marseille relance le débat sur l’accès aux modes de
garde en France, le clientélisme qui grève l’espoir d’une réelle
égalité de traitement dans les services publics.

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La première affaire remonte à juin
dernier. La presse locale relate
avec effroi la découverte d’une
crèche où «  26 bébés sont
parqués dans 25 m2
 », évoquant
des conditions de vie « presque inhumaines ».
Les parents des enfants concernés s’étouffent.
« Mes deux filles sont dans cette crèche, raconte
Emmanuel Gras, jeune papa. Nous savions que
les normes n’étaient pas respectées mais aucun
de nous n’avait d’inquiétude quant à la manière
dont les enfants étaient traités.
 » Vérification faite,
l’appartement où étaient accueillis les enfants
mesure plutôt 60 m2 que 25 et dispose d’une cour
de 30 m2. L’enquête confirmera également que la
petite vingtaine d’enfants accueillie au premier
étage d’un immeuble du boulevard Roosevelt
n’a souffert d’aucun mauvais traitement. Mais
le lieu ne dispose pas d’agrément de la PMI
(Protection maternelle et infantile) et, à la suite
d’une dénonciation anonyme, la responsable est
poursuivie pour travail dissimulé : elle travaillait
avec d’autres nounous non agréées qui se
faisaient embaucher par les parents comme
gardes à domicile. Fin juillet, une deuxième crèche
est mise à l’index. Cette fois, c’est une assistante
maternelle ayant perdu son agrément auprès
de la PMI qui s’occupe, avec l’aide d’autres
femmes, d’une quinzaine d’enfants dans un grand
appartement de 140 m2. Là encore, les charges
retenues concernent finalement davantage
les conditions de travail et de rémunération
que la maltraitance.

Colette Babouchian, conseillère municipale
déléguée à la petite enfance à Marseille (UMP), se
dit « totalement surprise » devant ces événements.
« C’est une plaisanterie, contrecarre la socialiste
Morgane Turc, adjointe chargée de ces questions
pour le 1er arrondissement où se trouvait la
première structure démantelée. Tout le monde
sait que les crèches clandestines et la garde
au noir existent ici. La mairie a tout simplement
ignoré cette question pendant 15 ans.
 » Car les
autorités avaient bien eu vent de l’affaire. « La PMI
a visité la structure en 2008, puis en 2011. Les
deux rapports étaient positifs
, assure Christophe
Pinel, avocat de la femme mise en cause dans
l’affaire de la crèche du boulevard Roosevelt.
La PMI a demandé à ce que la responsable
régularise sa situation mais n’a jamais menacé
de fermeture.
 » Le conseil général des Bouchesdu-
Rhône, qui supervise la PMI, a reconnu dans
La Provence qu’une enquête interne avait été
ouverte sur ces dysfonctionnements.

Pénurie de places

«  Nous avons été sur liste d’attente pour une
place en crèche pendant deux ans, sans finalement obtenir de réponse
, raconte Yann
Loric, ancien usager de la crèche clandestine du
1er arrondissement. Quand notre fille est née,
nous l’avons confiée à une assistante maternelle
agréée. Mais quand elle a eu un an et demi,
nous avons décidé qu’il fallait qu’elle connaisse
la vie en collectivité avant d’aller à l’école. Des
amis nous ont parlé de cette crèche, et ça nous
a tout à fait convenu, même si ce n’était pas
officiel. Bien sûr, on aurait préféré une place
dans une crèche municipale.
 » À l’instar de Yann
Loric ou Emmanuel Gras, de nombreux parents
sont aujourd’hui contraints, faute de place dans
les structures agréées, de trouver des solutions
alternatives. « Dans le 1er arrondissement,
l’un des plus peuplés de Marseille, nous
n’avons que 180 places disponibles en crèche
municipale ou associative,
déplore Morgane
Turc. Je ne peux pas cautionner les parents qui
prennent le risque d’aller voir ailleurs, mais je les
comprends.
 » La mairie, elle, refuse tout constat
de pénurie et défend son bilan. Elle revendique
près de 16 000 places, crèches ou assistantes
maternelles agréées, pour une ville de 850 000
habitants. « Nous faisons mieux que Paris et
deux fois mieux que Toulouse et Lille
 », assure
Colette Babouchian, qui s’appuie sur le taux de
couverture, soit le nombre de places disponibles
par rapport au nombre de naissances. «  Ils sont
gonflés à Marseille
, s’emporte une source jointe
à la mairie de Toulouse. Le taux de couverture,
ça ne veut rien dire ! Beaucoup de femmes de la
région viennent accoucher dans les maternités
de nos métropoles, mais elles ne vont pas faire
garder leurs enfants ici. Nous avons 8 280
places, pour une ville deux fois moins grosse que
Marseille !
 » À Lille aussi on s’étonne du palmarès
brandi par la conseillère marseillaise. « Nous
proposons 3 550 places pour 220 000 habitants,

rapporte la mairie. On essaye de construire de
nouvelles places chaque année mais la pénurie
est généralisée en France. Je ne pense pas que
Marseille échappe au phénomène.
 » D’après
l’Union nationale des associations familiales
(UNAF), il manquerait environ 400 000 places
d’accueil pour les enfants de moins de trois ans
en France. Les régions les plus touchées seraient
l’Ile-de-France et le pourtour méditerranéen.

Clientélisme

À la pénurie peut s’ajouter l’arbitraire. Marseille
n’échappe pas au clientélisme, bien au contraire.
« Ça fonctionne beaucoup au piston, affirment en
choeur Yann Loric et d’autres parents interrogés.
Moi, j’ai toujours refusé de l’utiliser, par principe.
Mais j’ai un ami qui a fait une demande au mois
de mai. Il a appelé quelqu’un. En juillet il avait une
place… Je ne le blâme pas, c’est très difficile de
faire autrement.
 » Crèches, logements sociaux,
places de parking… « Il faut connaître quelqu’un
pour tout, et c’est fatigant
, explique Emmanuel
Gras. C’est l’une des raisons qui me ferait
quitter Marseille.
 » Michel Peraldi, anthropologue
et directeur de recherche au CNRS, a coécrit
Gouverner Marseille, un ouvrage qui décrit les
rouages du système politique local. Son verdict
est clair : « On a transformé les services publics
dus aux citoyens en privilèges, accordés de
manière arbitraire et personnalisée, ce qui permet
au clientélisme électoral de fonctionner à plein.
 »
De nombreuses affaires entachent l’image de Marseille, tous bords politiques confondus. Le
scandale autour de Jean-Noël Guérini, sénateur
et président socialiste du conseil général des
Bouches-du-Rhône, n’est que le baobab qui
cache la forêt. « La corruption et le clientélisme
ne sont pas qu’une sorte de folklore propre au
sud,
ajoute Michel Peraldi. C’est un système
politique savamment organisé, une économie du
marchandage de voix. Je suis chercheur, mais je
suis aussi citoyen, et moi aussi j’ai vécu tout ça.
 »

Repenser l’accueil en crèche

Au-delà du problème de places en crèches, de
nombreux parents ayant opté pour la clandestinité
expliquent l’avoir fait pour la souplesse du
système. «  Dans une crèche agréée, il faut payer
pour cinq jours par semaine, et c’est très rigide
du point de vue des horaires,
déplore Yann
Loric. Je suis intermittent du spectacle, et mes
rythmes de travail sont variables. Ma femme et
moi nous apprécions de pouvoir moduler au jour
le jour.
 » Christophe Pinel, l’avocat de l’une des
deux nounous incriminées, assure que sa cliente
ne voulait pas de l’agrément, qu’elle tenait à cette
organisation « à la bonne franquette » : « Bien
sûr qu’il y a eu une infraction au regard du droit
du travail, et il y aura une sanction pour ça. Ni
ma cliente ni les parents qui la soutiennent ne
contestent ce point. Mais le fond du problème
reste entier : cette crèche fonctionnait “à la
carte”, un modèle adapté aux multiples temps
partiels, aux statuts précaires et aux CDD à
répétition, une réalité pour de nombreux jeunes
parents aujourd’hui.
 » La plupart des grandes
villes de France expérimentent depuis quelques
années des crèches aux horaires atypiques.
Mais là encore, le nombre de places est infime
comparé aux besoins. Quant aux assistantes
maternelles, elles sont très courtisées dans des
agglomérations comme Paris ou Marseille et
peuvent donc imposer des horaires standardisés,
compatibles avec leur propre vie de famille.
«  Dans les familles populaires surtout, les gens
bricolent,
constate Morgane Turc. La voisine
garde les enfants, ou les femmes s’arrêtent
carrément de travailler.
 » Si l’école pouvait
autrefois constituer une forme de soupape, le
recul ces dernières années de la scolarisation
des enfants de 2 à 3 ans n’a rien arrangé. Et
cette fois-ci, ce ne sont pas les municipalités qui
sont en cause, mais bien l’État.

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