Accueil > idées/culture | Par | 1er décembre 2005

Les socialistes et le pouvoir

Alors que les socialistes s’accordent pour gagner les élections de 2007, un livre d’Alain Bergounioux s’interroge sur le rapport du PS au pouvoir. Lecture et point de vue de Roger Martelli et réponse de l’auteur, historien et secrétaire national du Parti socialiste.

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Pourquoi le Parti socialiste, voué depuis longtemps à l’exercice des fonctions gouvernementales, parvient-il si mal à en réussir ou même simplement à en assumer l’exercice ? Alain Bergounioux et Gérard Grunberg (1) s’efforcent de répondre à cette question, dans un livre rigoureux et documenté (2). Leur thèse centrale est que le Parti socialiste s’est déployé à l’intérieur d’un modèle original contraignant (ils parlent de « modèle génétique »). Les contraintes de ce modèle peuvent elles-mêmes être ramassées en trois thèses plus particulières.

Thèse un : à la différence de la plupart des socialismes européens, le socialisme français agit dans le cadre d’un mouvement républicain qui lui est antérieur et dans un mouvement ouvrier rebelle à l’hégémonie de l’organisation politique. Le PS français ne peut donc être « le » grand parti républicain (il est concurrencé par le radicalisme sur sa droite, puis par le communisme sur sa gauche). A la différence de ses voisins germaniques ou anglo-saxons, il ne peut être non plus « le » grand parti ouvrier (au départ, il est concurrencé par un « syndicalisme révolutionnaire » qui se veut dépositaire à lui seul de toutes les facettes de l’action ouvrière).

Thèse deux : né à l’intérieur d’une tradition révolutionnaire qui a marqué durablement l’espace sociopolitique français, le socialisme ne peut pousser jusqu’au bout la culture du compromis supposé nécessaire à l’exercice du pouvoir. Il est donc voué au départ soit à exercer le pouvoir sans le vouloir (Léon Blum), soit à le vouloir mais sans appuyer son exercice sur une authentique culture de gestion.

Thèse trois : contraint de justifier en permanence son identité et donc sa distinction à l’égard de toutes les forces « bourgeoises », le PS s’est considéré en lui-même comme une valeur au-dessus des autres, méfiant à l’égard de toutes les pratiques extrapartisanes. Pendant la plus longue partie de son histoire, il n’a pas voulu être un parti pour le pouvoir.

Selon nos deux auteurs, ce « modèle génétique » explique les déboires continus du PS au pouvoir. Rêvant d’une gestion qui laisse à jamais « une trace éblouissante » (Paul Ramadier), marqués par leurs rêves persistants d’une société dégagée des lois de la marchandise, les socialistes sont voués à la désillusion, aux remords et à la pénitence, après chaque défaite électorale. En fait, c’est seulement avec François Mitterrand que le PS a commencé franchement à nourrir l’ambition du pouvoir et à faire les premiers pas, à partir de 1984, vers une culture assumée du pouvoir. Et c’est avec Lionel Jospin qu’il s’installe dans un réformisme affirmé, désireux de réduire le décalage entre le discours tenu avant le pouvoir et l’action au pouvoir.

Pour Bergounioux et Grunberg, le parti socialiste doit se débarrasser de son « long remords du pouvoir ». Il doit assumer son réformisme, s’engager à ne promettre que ce qu’il peut tenir. Pour cela, il doit admettre, comme le suggérait Michel Rocard en 1977, que le risque et la sanction sont nécessaires à toute économie développée et qu’il faut donc choisir entre « le marché et le rationnement ». Laurent Fabius, Michel Rocard, Lionel Jospin ont poussé dans cette direction. En 1984, le PS a amorcé une évolution, mais il n’a pas voulu ou il n’a pas su l’assumer. Telle est la source de ses difficultés.

Peut-il aujourd’hui y parvenir ? Bergounioux et Grunberg le souhaitent ; ils ne sont pas sûrs que le PS soit prêt à le faire. « L’environnement politique et culturel », regrettent-ils, n’est pas si favorable : la culture radicale, dont est issue la tradition socialiste, continue à peser, hier avec la force du Parti communiste, aujourd’hui avec celle des mouvances antilibérales. En 2005, le PS est donc partagé entre deux options : celle qui, autour de François Hollande, propose une adaptation de la culture socialiste sans pour autant en réviser complètement les fondements ; celle qui, autour de Laurent Fabius et des autres courants critiques, préfèrent continuer la logique sociale-démocrate ancienne sans prendre aucune distance avec elle. Décèlera-t-on dans ce constat une pointe d’amertume ? Dans les deux cas, le « réformisme assumé » risque d’être, sinon absent, du moins timide. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, est-ce le signe d’un échec à venir ?

Roger Martelli

1. Tous deux sont membres du Parti socialiste. Alain Bergounioux, historien, est au secrétariat du PS. Gérard Grunberg est politologue. Tous deux avaient déjà publié, en 1992, Le long remords du pouvoir. Le Parti socialiste 1905-1992, Fayard.

2. L’ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir (1905-2005), Fayard, 610 p., 28 euros.

Exercer des pouvoirs pour les subvertir

Je ne discuterai pas dans le détail un livre que j’ai lu avec intérêt et plaisir. Beaucoup de ses analyses m’ont paru fortes, pertinentes. Je suis pourtant en désaccord avec l’esprit général de la thèse défendue. Je débattrai donc moins de la démonstration que du parti pris.

Tradition révolutionnaire

Nos auteurs considèrent que le poids de la tradition révolutionnaire est une contrainte qui empêche le parti socialiste de réussir sa mutation réformiste et de surmonter ainsi son rapport ambigu au pouvoir. Sans doute le poids d’une culture révolutionnaire a-t-il fait obstacle chez nous à l’installation d’une social-démocratie calquée sur le modèle de l’Europe du Nord et du Nord-Ouest. Mais on rétorquera que la marque révolutionnaire est moins une contrainte qu’une chance. A partir d’un même parti pris de justice : n’est-ce pas là la matrice commune à toute la gauche ? :, on peut vouloir s’adapter au capitalisme pour l’aménager ou vouloir s’arracher à sa logique inégalitaire pour l’annihiler. Les deux attitudes ont chacune leur rationalité. Le revers général de la social-démocratie européenne à la fin des années 1970 n’invalide pas en lui-même le choix réformiste ; l’effondrement du soviétisme ne disqualifie en lui-même, ni le parti pris communiste, ni le désir d’une radicalité transformatrice. A ce constat, j’en ajoute un autre qui me distingue de nos deux auteurs. La social-démocratie eut au XXe siècle une portée réformatrice : elle fit corps avec l’Etat régulateur et redistributeur. Elle l’eut par la vertu d’un mouvement ouvrier pugnace. Elle l’eut aussi par l’insistance d’une exigence révolutionnaire omniprésente, voire par la pression qu’exerça le modèle soviétique, quelles qu’en aient été par ailleurs les limites et les perversions. Eliminez la force de cette subversion critique et le socialisme est réduit à n’être qu’une variante du libéralisme dominant... Allons jusqu’à ce qui peut sembler, à tort, un paradoxe : pas de social-démocratie appuyée sur la réforme, même modérée, sans impulsion « révolutionnaire » en dehors d’elle.

Un parti pour le pouvoir

Nos auteurs tiennent pour un progrès l’évolution socialiste d’une conception du parti en lui-même à une conception du parti « pour le pouvoir ». Il est vrai que toute culture politique qui tend à faire du parti une fin plutôt qu’un moyen fait courir le risque d’un enfermement épuisant. Vrai aussi que le recul devant les responsabilités (tentation persistante d’une

culture d’extrême gauche) est une carence préjudiciable. Mais il n’est pas moins vrai que la participation au pouvoir ne devrait avoir de sens, pour des héritiers de Jaurès, que si elle contribue à la subversion générale des pouvoirs. Je tiens que l’intégration croissante du PS à l’esprit des institutions est tout aussi nocive que l’intériorisation par lui des contraintes supposées des marchés. Quel qu’en soit le lieu d’application, le renoncement à changer progressivement les « règles du jeu » conduit à l’échec politique et à l’amertume sinon au remords du pouvoir. Or changer l’esprit des lois consiste d’abord à élargir le pouvoir des citoyens. Si la gauche ne s’appuie pas sur le mouvement critique réel : ce que l’on appelle depuis quelques années le mouvement social et/ou altermondialiste :, si elle n’élargit pas le champ d’implication de mouvement, si elle se contente du jeu délégataire, elle se met dans l’incapacité de contredire la reproduction irrépressible des normes financières et elle échoue au bout du compte. Ce qui valut hier vaudra pour demain.

De l’utopie à la gestion

Devant la contradiction entre l’utopie socialiste originelle : la société sans classe : et le choix gestionnaire, Bergounioux et Grunberg plaident pour une cohérence fondée sur la primauté du choix gestionnaire. La question de l’efficacité des gestions publiques est certes incontournable à qui veut subvertir l’ordre du monde et je ne balaie donc pas leur propos d’un revers de main. Rien ne dit que, dans un capitalisme financiarisé et mondialisé, la seconde hypothèse socialiste (le grand retour de la « volonté » chère à Henri Emmanuelli) sera capable de surmonter l’écart entre le discours social-démocrate et la réalisation gestionnaire. Mais à ne pas tenter de contredire la logique de l’accommodement, le socialisme est voué au « social-libéralisme » d’un Tony Blair. Contrairement à ce qu’affirmait naguère Lionel Jospin, la société de marché est aujourd’hui le corollaire inévitable d’une économie de marché. Quelles que soient les intentions de nos analystes, je crains que, au bout du compte, la logique politique qu’ils nous proposent ne nous conduise à rompre avec cette « synthèse jaurésienne » dont ils disent qu’elle fut au centre de la restructuration socialiste des lendemains du congrès de Tours. Car si Jean Jaurès a soutenu, contre la majorité des socialistes, la participation du socialiste Alexandre Millerand au cabinet du radical Waldeck-Rousseau, il l’a fait par contrainte tactique, pas par conviction gestionnaire. Si son sens de l’opportunité l’éloigne du dogmatisme de Jules Guesde, son « évolution révolutionnaire » n’est pas du côté du « gradualisme » de l’Allemand Bernstein ou du Français Millerand, mais tout entière du côté de la révolution. Or ce n’est pas de ce côté-là (quelle qu’en soit la forme que l’on envisage de lui donner) que le livre nous suggère d’aller.

Adapter ou dépasser ?

L’essentiel de la construction intellectuelle esquissée par Bergounioux et Grunberg repose sur l’idée qu’une alternative globale au capitalisme, à la fois économique, sociale et politique, n’a aujourd’hui rien d’envisageable et que le XXe siècle en a délégitimé la pensée même. On peut soutenir l’opinion inverse. Au niveau de contradiction actuel du système, le réalisme est en train de changer de camp : accepter la règle du jeu, ne serait-ce que pour l’infléchir positivement, n’a plus rien de réaliste. L’accommodement pur et simple aboutit à accepter en pratique une logique dont on sait par avance les effets destructeurs. Reste : cela sera ici concédé aux auteurs : que l’affirmation alternative, raisonnable mais optimiste, vaut si ladite alternative est capable de se hausser à la hauteur d’un projet, de devenir mouvement et d’acquérir force politique. Or, quelle que soit l’estime que je porte à ceux qui, socialistes, agissent pour un socialisme de transformation et non d’adaptation, je considère que l’avenir de cette alternative se joue d’abord à l’extérieur du PS. Pas contre le PS de façon absolue (mais ouvertement contre l’inflexion opérée à partir de 1984). Néanmoins de façon concurrente et à tout le moins distincte de lui. Je ne crois pas à une gauche séparée en deux camps hermétiques : les « deux gauches ». Mais je crois à la pérennité d’une gauche polarisée par les choix contraires de l’adaptation et du dépassement. Encore faut-il que les deux pôles ne soient pas déséquilibrés. Dans l’immédiat, que l’esprit d’alternative ne soit pas second par rapport à celui d’accommodement.

Roger Martelli

Pour un réformisme assumé

Il est toujours intéressant (et agréable) pour un auteur de prendre connaissance d’une lecture critique de ses travaux : surtout quand elle repose sur un effort sérieux de compréhension. Roger Martelli a eu l’amabilité de me communiquer ses textes. Et plutôt que d’ajouter un exposé tout fait en regard de son analyse, je préfère y répondre point par point pour que le dialogue soit le plus serré possible.

Un mot, d’abord, sur la lecture du livre. Il ne s’agit pas d’un livre narratif qui dessinerait un programme pour le Parti socialiste. Il s’agit d’une réflexion proprement historique à partir d’un problème : comment les socialistes ont-ils organisé leur relation avec l’exercice du pouvoir ? Et, pourquoi constate-t-on depuis un siècle des « cycles » qui offrent des traits communs malgré les évolutions profondes intervenues depuis un siècle ? C’est, donc, un livre « d’histoire problème ». L’étude amène à mettre en évidence des « dysfonctionnements » dont nous pensons qu’ils viennent largement de la difficulté à assumer les politiques effectivement menées et à en rendre compte dans le débat politique. Ensuite, le lecteur, selon ses propres convictions, est libre de porter un jugement. Les auteurs ont effectivement le leur. Mais l’important est qu’il ne limite pas la pertinence de l’analyse... et la liberté de prendre la distance nécessaire par rapport à l’objet étudié (même s’il est proche : surtout s’il est proche...).

Compromis et réalité sociale

J’en viens maintenant au « partis pris » de Roger Martelli. J’ai un point d’accord avec lui. Le « réformisme » n’a pas une existence en soi. Il a besoin d’un rapport de force social pour réussir. Dans les pays de social-démocratie, en Europe du Nord notamment, il s’est même fondé sur un rapport de force tranché entre le parti et les syndicats, généralement unifiés, et le patronat. Les « compromis » qui en résultent dépendent étroitement de la réalité sociale. La mauvaise compréhension persistante en France de ce fait vient du rôle que jouent l’Etat et la loi qui font que les politiques socialistes paraissent plus « gestionnaires ». Mais elles reflètent également les luttes et les évolutions sociales. Et, de ce point de vue, il est clair que le Parti communiste a joué : même si cela n’était pas son objectif : et joue un rôle notable dans la constitution des rapports de force sociaux. Il n’y a donc pas une extériorité : comme veut l’établir pour sa thèse finale Roger Martelli : entre les politiques réformistes et la société.

Le problème central des remarques critiques de mon contradicteur vient de ce qu’il fait un usage quelque peu intemporel de la notion de « tradition révolutionnaire » ou de « radicalité transformatrice ».

Les leçons du siècle passé

Il faudrait quand même tirer une bonne fois pour toutes les leçons du siècle passé. L’expérience des régimes communistes, partout dans le monde, dans des cultures variées et des moments différents, a montré qu’un projet de transformation sociale respectueux de l’homme ne pouvait pas se passer ni des libertés, donc de la reconnaissance du pluralisme politique, social, culturel des sociétés humaines, ni d’éléments de concurrence et de compétition des économies de marché, sinon il se transforme en son contraire. A partir de ce moment-là, on entre, qu’on le veuille ou non, dans une logique sociale-démocrate (qui peut être certes plus ou moins audacieuse) faite d’équilibre entre le marché et l’Etat, le travail et le capital, la compétition et la solidarité. Or, à aucun moment, dans ce texte et ailleurs, Roger Martelli ne fait l’inventaire de « sa » tradition autrement qu’en termes généraux. La nécessité de la démocratie est certes reconnue et revendiquée, mais encore faut-il voir quelles en sont les conditions réelles d’existence. Il y a là une part de l’héritage du libéralisme politique, celui de la règle et des contre-pouvoirs qu’il faut prendre en compte.

Les meilleurs équilibres

Nous ne plaidons pas dans ce livre pour « la primauté du choix gestionnaire ». L’économie de marché est le système le plus efficace pour favoriser une production durable de richesses (voyez la Chine communiste !). Mais la démocratie, c’est-à-dire la politique, doit pouvoir agir sur la société pour contrecarrer (et pas seulement limiter) les évolutions négatives, résultats de l’action des individus, pour favoriser l’intérêt général. Dire cela, c’est donner raison à Proudhon, pourtant critiquable pour nombre d’aspects, sur Marx, pourtant bien meilleur analyste du capitalisme. Il n’y a jamais dans l’histoire humaine de synthèse définitive des contradictions. Il faut réaliser les meilleurs « équilibres » possibles dans des réalités toujours contradictoires.

Les socialistes n’ont pas renoncé à cette perspective. C’est pour cela qu’ils ne sont pas des libéraux. Ils croient dans la nécessité d’une maîtrise collective de l’évolution de nos sociétés. Cela implique de travailler à réaliser les conditions d’une démocratie réelle, en termes d’institutions, d’éducation, de culture et, pour ce faire, de donner les sécurités sociales indispensables à la vie démocratique. Ensuite, les politiques menées sont plus ou moins bonnes, elles peuvent échouer, parce que les obstacles sont trop forts, parce que, aussi, le courage manque, elles peuvent également réussir...

A chacun de porter ses jugements. Mais je ne vois pas ce que politiquement apporte de différent la vision de Roger Martelli. Au niveau des logiques politiques : qui sont fondamentales et qui expliquent qu’il n’y avait pas de conciliation possible entre le marxisme-léninisme et le socialisme démocratique : il ne dit pas quelque chose de différent concernant l’exercice du pouvoir. Cela est si vrai qu’il prend parti pour l’extériorité, pour le mouvement social : en renonçant quelque peu à affronter les contradictions du pouvoir. Cela a tout à fait sa légitimité. Le mouvement social fait partie de la lutte politique au sens large. Mais il ne prétend pas au pouvoir. J’attends donc de Roger Martelli, dont j’apprécie la culture historique, un travail sur « les communistes français et le pouvoir (1920...) » !

Alain Bergounioux

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