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La force de la grève et son caractère répétitif sont une spécificité française(1). Historiquement, elle est la première forme d’expression d’un mécontentement et d’une attente d’amélioration du monde salarié. Dans un pays où la démocratie politique a mis longtemps avant de s’accompagner d’ébauches d’une démocratie sociale, la « coalition » (le mot remonte à l’Ancien régime) est une manifestation collective originelle du monde du travail.
En cela, l’histoire de la grève est inséparable de celle de l’organisation ouvrière et salariale. L’une et l’autre sont au départ victimes de la même discrimination : grève et associations ouvrières sont interdites en 1791. Le contrat de travail repose sur le tête-à-tête entre le patron et l’ouvrier ; nulle entente ne doit perturber le « libre » jeu des contractants : tel est le credo des libéraux. Il faut attendre la fin du Second Empire pour voir la grève légalisée (1864), puis la Troisième République triomphante pour que le syndicalisme soit reconnu (1884). A partir de 1864, la grève jusqu’alors réprimée est permise ; après 1945, elle sera même inscrite dans la Constitution.
La grève a été d’abord ouvrière (les canuts lyonnais en 1831) et usinière (grève du Creusot, 1899), puis elle s’élargit aux travailleurs « à statut », notamment les cheminots (1920), les employés (1936) et les fonctionnaires (1953). Elle peut être pacifique ou violente, selon la fermeté du refus patronal ou la violence légale de l’Etat (incidents de Villeneuve-Saint-Georges en 1908). Tout dépend de la période, en fait. Entre novembre 1938 (grèves de la métallurgie violemment réprimées) et 1955 (grèves de Saint-Nazaire), la grève s’accompagne volontiers de heurts brutaux entre les ouvriers et les forces de l’ordre, multipliant les blessés et même les morts.
En 1968, la grève touche la majorité du salariat français. Grève élargie, généralisée : est-ce donc la « grève générale » ?
La grève générale
Le thème de la grève générale ne naît pas en France. Il procède de l’exemple russe (la révolution de 1905 commence par une grève élargie) et de la réflexion des syndicalistes radicaux aux Etats-Unis. Il apparaît en France en 1888, quand la Fédération nationale des syndicats (une des deux branches qui forment la CGT en 1895) proclame que la grève générale est l’acte central du combat pour « l’émancipation des travailleurs ». La revendication de la grève générale grandit ainsi en même temps que l’exigence d’une organisation syndicale rassemblée.
Elle devient ainsi le maître mot du syndicalisme révolutionnaire, à la charnière des XIXe et XXe siècles. En 1908, elle sera théorisée par Georges Sorel, qui en fait un véritable mythe agissant, censé se substituer à la prise du pouvoir des « néo-jacobins » et des marxistes. Entre-temps, elle a été entérinée par le congrès d’Amiens de la CGT (1906). La célèbre Charte proclame ainsi que, pour parvenir à « l’émancipation intégrale du prolétariat », le syndicalisme « préconise comme moyen d’action la grève générale ». D’un côté, la grève est « révolution de partout et de nulle part » (Fernand Pelloutier), de l’autre « le syndicat suffit à tout ».
La grève générale s’oppose alors à la conception officielle des marxistes français, et notamment de Jules Guesde qui considère qu’elle occulte « la conquête du pouvoir politique ». Cela n’empêche pas les socialistes de l’époque, à l’aune des expériences russe et américaine, de revaloriser la portée révolutionnaire de la grève. En 1906, la socialiste de gauche Rosa Luxemburg écrit un ouvrage en ce sens, Grève de masse, parti et syndicat .
Au tout début du XXe siècle, l’échec des radicalisations grévistes contribue au recul du mythe de la grève générale. Une part du syndicalisme révolutionnaire se rallie à la démarche réformiste, qui devient dominante dans la CGT à la veille de la guerre. Le thème de la grève générale se déplace lentement. Elle tend à s’identifier peu à peu, à la grève interprofessionnelle, qui touche en principe tous les travailleurs d’un pays, sans pour autant se fixer l’objectif « sorélien » d’un effondrement du capitalisme par la cessation de toute activité productive.
Si le mythe recule, la grève généralisée occupe l’espace de la lutte sociale, en Europe (Espagne 1917, Suisse 1918 et 1932) ou aux Etats-Unis (Seattle 1919). En France, 1936 et 1968 ont été des exemples marquants de l’extension maximale de la grève sans que le mot d’ordre de grève générale ait jamais été lancé.
Les flux grévistes
La grève a ses moments paroxystiques. Elle a ses flux et ses reflux. La densité gréviste est forte de 1946 à 1950, se tasse de 1950 à 1962, redémarre entre 1962 et 1978, s’affaisse à nouveau entre 1978 et 1995 et tend à reprendre depuis. La période récente a vu se multiplier les grands mouvements spectaculaires, en 1995, 2003 et 2010. Dans tous les cas, des relations originales et complexes se sont établies entre la mobilisation catégorielle ou locale et les grandes organisations syndicales. Il n’y a rien de surprenant à cette complexité : la remobilisation des quinze dernières années s’opère dans un contexte d’affaiblissement général de l’encadrement syndical. Mais, contrairement à ce que laissait entendre le mouvement des « coordinations » au milieu des années 1980, le syndicalisme affaibli n’a pas pour autant perdu la main.
Comme en 1936 et en 1968, le mouvement combatif actuel s’inscrit dans un contexte idéologique original. Depuis 1993, après le « grand cauchemar des années 1980 » (François Cusset), les enquêtes d’opinion suggèrent le grand recul des items liés au capitalisme et à l’argent, ainsi que le retour des valeurs de justice, de partage et d’esprit public. En revanche, la dynamique politique ne présente pas le même allant qu’en 1936 et 1968. Le grand espoir de la « Sociale », couplé alors au mythe soviétique, ou l’esprit de radicalité transformatrice des « années programme commun » ne sont plus au rendez-vous. Le grand élan, pour l’instant, n’est pas du côté de la gauche de la gauche. Mais, en politique, tous les constats sont révisables.
Roger Martelli
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