**Lula est le grand favori du scrutin présidentiel du 1er octobre, bien que ses supporteurs
traditionnels lui reprochent sa realpolitik. Avec une alliance paradoxale, de l’extrême gauche au
front libéral, et un « gouvernement de convergence », Lula 2 ira-t-il plus à gauche que Lula 1 ? Bilan et projections.**
L e changement, voilà notre mot d’ordre ! », lançait Luiz Inacio « Lula » da Silva en prenant ses fonctions de président deux mois après son élection le 27 octobre 2002. Le Brésil était en liesse : des milliers de citoyens dansaient dans les rues, brandissant les fanions rouges du Parti des travailleurs (PT). Ce parti de gauche, fondé puis dirigé par Lula, accédait pour la première fois aux commandes du pays, portant les aspirations d’une gauche élargie. Quatre ans plus tard, avec 51,4 % des intentions de vote fin août, Lula sera réélu, éventuellement dès le premier tour. Mais sans porter les mêmes espoirs de changement qu’en 2002 : il a cédé au pragmatisme d’une forme de realpolitik et l’image de son équipe a été ternie par des affaires de corruption.
Dès janvier 2003, Lula apparaissait successivement au Forum social mondial et au Forum économique de Davos, semant le doute sur ses priorités. Puis, durant les quatre années de son mandat, les options économiques de son gouvernement ont contenté le FMI et la Banque mondiale plutôt que les altermondialistes : ni la réglementation du capital financier, ni la suspension du paiement de la dette, ni la protection de l’environnement et le combat contre les OGM n’ont été prises en compte. Quant à la réforme agraire promise au Mouvement des sans-terre (MST), elle avance à pas de tortue.
L’orientation centriste
Il faut chercher les racines de cette orientation centriste dans le scrutin présidentiel de 1994. Lula, pourtant favori, avait été battu par le Parti social-démocrate brésilien (le PSDB) de Fernando Henrique Cardoso. Pour accéder au pouvoir, le PT avait du infléchir ses positions sous la pression et le chantage des milieux économiques. Auparavant, le parti revendiquait la suspension du paiement de la dette comme préalable à une renégociation avec le FMI. Mais dès la campagne électorale de 2002, il affirmait qu’il respecterait les engagements de payer pris par le précédent gouvernement.
Aujourd’hui, même le président du PT et l’ex-premier ministre de Lula reconnaissent qu’un social-démocrate tel que José Serra (le maire de São Paulo) pourrait mener une politique plus à gauche que l’actuel président (1). Par chance pour Lula, Serra, l’ex-ministre de la Santé du président Cardoso (l’homme qui avait résisté aux multinationales pharmaceutiques pour imposer les médicaments génériques au Brésil) n’est pas dans la course présidentielle 2006. C’est Geraldo Alckim, le gouverneur de l’Etat de São Paulo qui a été désigné comme adversaire de Lula, représentant d’une alliance entre le PSDB et le Parti du front libéral (PFL) à droite. Or, Alckim : un fondamentaliste des marchés proche de l’Opus Dei : n’est pas parvenu à dépasser 21 % des intentions de vote dans les sondages, gêné par une vague de violence orchestrée par le crime organisé dans son Etat.
Allié du Parti communiste du Brésil et du Parti républicain brésilien, Lula, étonnemment, gagne même le soutien de son opposition : plus de 200 maires du PSDB et du PFL se sont déclarés en sa faveur. Cherchant à rallier pour assurer plus de gouvernabilité, le président a parlé de construire « un gouvernement de convergence ». Lula II pourrait-il diluer la présence du PT dans son équipe comme le suppute la presse continentale (2) ? Ce n’est pas le souhait du PT : « Cette élection doit nous permettre de consolider l’hégémonie de la gauche au gouvernement. Ce qui signifiera un gouvernement plus progressiste, avec plus de social que le précédent », déclarait le secrétaire international Valter Pomar à Paris en septembre (3).
Scandale et démissions
Le résultat des élections législatives (organisées en même temps que la présidentielle) sera déterminant sur l’orientation politique de Lula et la composition de son équipe. En 2002, l’ensemble de la gauche représentait seulement 20 % du Parlement. Ce qui avait contraint le PT à rechercher la neutralité ou le soutien des grandes formations conservatrices. Particularité du Brésil, les parlementaires sont traditionnellement indépendants des partis dont ils portent l’étiquette. Sensibles à la corruption, ils n’hésitent pas à changer d’appartenance : l’achat de votes est courant. Les citoyens brésiliens espéraient, avec le PT au pouvoir, la fin d’une telle pratique. Le parti de Lula n’a pourtant pas coupé court et le scandale est arrivé, entretenu par l’opposition et des grands médias prompts à critiquer la gauche. Un gâchis. D’autant plus que le PT a corrompu des députés de droite pour faire voter des lois de droite (4)...
Ce qui fait dire à Benjamin César, l’une des figures historiques du PT, en rupture avec Lula : « Le système actuel repose sur une alliance paradoxale qui est renouvelée à chaque élection, entre les plus riches : qui commandent toujours : et les plus pauvres : qui ne votent que tous les quatre ans... Aujourd’hui, c’est Lula qui fait le lien entre ces deux dimensions, cette alliance étant à la fois symbolique : de par les origines sociales du président : et matérielle : il offre 150 milliards de réals en intérêts aux plus riches [allusion aux taux d’intérêt exorbitants pratiqués par le Brésil] et distribue 10 milliards de réals saupoudrés sous forme de programmes sociaux au plus pauvres » (5).
Face aux scandales, des ministres du PT ont dû démissionner et Lula a perdu des soutiens importants. Celui de Frei Betto, par exemple, un prêtre dominicain ayant participé à la guérilla urbaine des années 1970, puis aux origines du PT et du MST. Il était l’assesseur spécial du président, coordinateur du programme « Faim zéro » mais il a démissionné sans cacher son amertume. Selon lui, le PT est devenu un simple instrument de prise de pouvoir, laissant de côté l’organisation des travailleurs et les exclus. « Je continuerai à voter Lula, parce que, parmi les candidats, je préfère celui qui au moins n’a pas criminalisé les mouvements sociaux ni tenté de les coopter » a-t-il affirmé (6). A l’instar de la gauche du PT, Frei Betto critique la politique économique du président et considère qu’un programme social caritatif ne suffit pas : le Brésil a besoin de changements structurels.
Réformes et déceptions
Lula, l’enfant des terres pauvres du Nordeste, le résistant à la dictature, l’ex-métallo syndicaliste, a donc vu ses appuis se modifier profondément. Au MST, c’est la lenteur de la réforme agraire bloquée par les grands propriétaires terriens qui désenchante. Les militants admettent néanmoins une diminution de la répression lors des manifestations et des occupations de terre. Certes, en dépit des doléances, les syndicalistes entendent rester fidèles à leur ancien companhiero. La Centrale unique des travailleurs (CUT), la plus importante confédération syndicale d’Amérique latine (7,7 millions d’adhérents), a renouvelé son soutien, reconnaissant des progrès sociaux indéniables comme la revalorisation du revenu minimum, passé de 50 à 150 euros en trois ans. Cependant, l’extrême gauche de la CUT a fait scission en créant « Conlutas ».
Même au sein de son parti, le bilan mitigé de Lula a généré une crise. Déçue par « un processus économique qui concentre les richesses et maintient les inégalités », la direction du PT a émis des critiques. Le « camp majoritaire » de Lula (centre-gauche) a perdu la majorité absolue à la direction nationale. « On peut critiquer de l’intérieur et rester conscient que Lula est le garant de l’espoir », précise le secrétaire général Raul Pont (7). Une partie de l’aile gauche du PT a fait défection à Lula, portant ses voix soit vers les partis sociaux-démocrates, soit vers l’abstention ou encore vers le Parti du socialisme et de la liberté (PSOL) dirigé par la dissidente Heloisa Helena, qui a repris le flambeau des luttes traditionnelles du PT (8,6 % des intentions de vote).
Conscient des désillusions qu’il a généré, Lula martelait en campagne : « Le rêve n’est pas fini, l’espoir n’est pas mort. » Aux militants de son parti, il a proposé de « poursuivre la transformation », n’appelant plus au changement, mais à l’approfondissement des réformes. « Pour un Brésil plus juste et plus indépendant. » Mais le Brésil de Lula a bien du mal à être plus juste : 10 % de la population contrôle toujours la moitié des richesses. Comment Lula II pourrait-il changer cette triste réalité sans un franc virage à gauche ?
Bilan économique
Le gouvernement de Lula a résisté aux privatisations. Il a aussi augmenté le revenu minimum et multiplié les prestations sociales pour les plus démunis. Pour le reste, sa politique économique prête à des polémiques. Taux d’intérêt élevés et rigueur budgétaire l’ont caractérisée. L’inflation a été jugulée, mais, comme l’a pointé la Conférence nationale des évêques (alliés historiques de Lula), le pays est devenu « un paradis financier ». En 2005, le Brésil a connu une croissance modérée de 2,3 % et, pourtant, le secteur bancaire a engrangé les plus gros bénéfices de son histoire. On reproche à Lula cette concentration des revenus au profit du capital financier et non du travail. Le remboursement par anticipation au FMI de la totalité des 15,5 milliards de dollars de dette arrivant à échéance en 2007 est aussi sujet à caution : si cette mesure rassure les investisseurs étrangers, elle se paie au détriment des dépenses sociales. Le service de la dette au Brésil représente 3,5 fois la somme des dépenses destinées à l’éducation, à la santé et à la réforme agraire.
Bolsa Familia
Lula doit en grande partie ses nouveaux fidèles au programme « Bolsa Familia », créé en octobre 2003, regroupant différentes allocations : 77 % des familles pauvres (9 millions de familles) reçoivent entre 20 et 45 euros par mois. La moitié des destinataires de cette aide sociale vivent dans le Nordeste où 60 % de la population est sous-alimentée. Toutefois, la gauche réclame de véritables changements qui assurent durablement une meilleure répartition des richesses et des moyens de production. Dans ce cadre, la réforme agraire est très attendue. Mais l’objectif d’installer un million de familles dans les campagnes a été diminué de moitié. Point positif, la répression des mouvements sociaux a été moindre sous le
gouvernement Lula.
Ecologie et développement économique
La déforestation de l’Amazonie est un des points critiques, même si des efforts ont été faits. Le gouvernement a en effet mis en place des mesures de prévention et des sanctions envers les responsables. Mais la loi approuvée par Lula en mars 2006 qui régule l’exploitation économique de la forêt amazonienne, est très polémique : elle permet à des entreprises privées d’obtenir des concessions pour exploiter les forêt publiques. Ses détracteurs parlent de « privatisation de l’Amazonie ». Ses défenseurs appuient les arguments du gouvernement et voient dans cette solution une façon d’exercer un contrôle, d’encourager une exploitation « durable » sous conditions, tout en permettant à l’Etat, à travers la perception d’une redevance, de financer sa gestion écologique de la forêt. Autre point critique : l’augmentation des zones cultivées avec des OGM. D’une part, Lula a autorisé en 2003 la récolte de soja transgénique produit illégalement dans l’Etat du Rio Grande Do Sul, arguant que les pertes économiques seraient insoutenables pour les agriculteurs si on n’autorisait pas la récolte. D’autre part, il a ratifié en 2005 la loi sur la biosécurité qui légalise la recherche et la culture transgénique au Brésil, moyennant le respect d’une série de critères et sous le contrôle d’une commission spéciale (8).
Stabilisation dans la région
Pour l’Amérique latine, la réélection de Lula serait plutôt une bonne nouvelle. Car sa politique extérieure a été un élément de stabilisation : avec Lula à la présidence, les possibilités d’une intervention étasunienne au Venezuela sont moindres et l’intégration régionale avance en dépit de conflits d’intérêts. L’équilibre des relations dans la région se redessine donc au détriment du bipolarisme traditionnel face à Washington. Cette politique irrite le gouvernement de George Bush, conscient du rôle pivot de Brasilia dans une Amérique latine de plus en plus à gauche. En outre, dans les négociations à l’OMC, la diplomatie Sud-Sud de Lula a insufflé des rapports de force moins inégaux à travers le G20 (groupe des pays en développement).
1. Raul Zibechi, « Vers la réélection de Lula », La Jornada, 24 mars 2006.
2. « Le président brésilien cherche un second mandat de convergence », Clarin, 28 août 2006 ; « Lula continue à gagner des soutiens », Becha, 1er septembre 2006.
3. « Lula promet un second mandat plus à gauche », La Tribune, 5 septembre 2006.
4. Ignacio Ramonet, « Brésil, le gâchis », Le Monde Diplomatique, octobre 2005.
5. « Le triste destin du Parti des travailleurs », Cesar Benjamin, O Estado de Sao Paulo, 16 juin 2005.
6. Raul Zibechi, « Loin du pouvoir, proche des mouvements sociaux », La Jornada, 25 février 2006.
7. « Lula, candidat à sa réélection au nom des réformes », Le Monde, 27 juin 2006.
8. « Politique environnementale versus développement économique », Noticias Aliadas, 2 mars 2006.