Tout le monde est
accro à « Mad
Men » depuis que
la série est apparue
sur la chaîne
américaine AMC en 2007.
Quelque peu élitiste par sa narration
parfois contemplative, elle
est surtout un succès critique,
dont l’influence s’étend bien audelà
de la télévision. A la rentrée,
les fans français pourront enfin
suivre sa quatrième saison.
L’action se situe au début des
années 1960 dans le quotidien
de Sterling Cooper une agence
de publicité new-yorkaise. Dans
« Mad Men », ça fume et ça boit
sans retenue ; c’est une autre
époque dont le monde entier
semble nostalgique, si on se fie
à l’impact de la série. Les raisons
de son succès résident
aussi dans l’analyse très fine
des processus de domination
qu’elle propose, à une époque
où les femmes, les homosexuels
et les minorités ethno-raciales
n’avaient pas voix au chapitre.
Le beau héros Don Draper, publicitaire
en vue, aux costards
aussi impeccables que sa coiffure
maîtrisée par l’application
scrupuleuse d’une bonne dose
de gomina, est l’incarnation de
la réussite sociale. Il est marié
à l’impeccable Betty Draper,
femme d’intérieur accomplie
qui s’occupe à merveille de
leurs bambins.
La ménagère
Cela ne vous rappelle rien ?
Souvenez-vous de cette série
qui a bercé plusieurs générations
de téléspectateurs grâce
à la magie des multidiffusions :
« Ma sorcière bien-aimée ». Les
ingrédients sont les mêmes :
une agence de pub, un pater
familias et une blonde ménagère
de moins de 50 ans.
En apparence tout va pour le
mieux chez les Draper. On croirait
presque à un remake de la
série culte des années 1960,
Betty apparaissant tel un avatar
de Samantha, la célèbre sorcière au nez retroussé. En réalité,
les façades identiques,
abritent des atmosphères bien
différentes.
Malgré son apparent bonheur,
Betty est l’antithèse de la
joyeuse ménagère. Dépressive,
c’est une desperate housewife
avant l’heure, souffrant de ne
pas trouver de sens à sa vie
d’épouse parfaite. Une Samantha
qui aurait mal tourné.
Tandis que la sorcière bien-aimée,
satisfaite de sa condition,
ne voit aucun problème à ce
que son mari, Jean-Pierre, lui
refuse de s’affirmer en tant que
sorcière, Betty sombre. Elle est
prisonnière d’un rôle qu’elle
ne parvient plus à assumer. Le
comble du pathétique est atteint
quand on la voit se contenter
de sa machine à laver pour
atteindre l’orgasme… pendant
que son mari la trompe sans se
poser de questions – privilège
masculin oblige.
Dans ce monde où les hommes
dominent, l’agence de publicité
ne fait pas exception. Deux
femmes se démarquent de la
masse indifférenciée des secrétaires
: Joan, la secrétaire en
chef, et Peggy, la jeune recrue
ambitieuse.
Dès son arrivée, la jeune
femme est briefée par son
aînée : les patrons agissent
comme s’ils « voulaient une
secrétaire » mais en réalité ils
recherchent « quelque chose
à mi-chemin entre une femme
et une serveuse ». Ce n’est pas
du goût de Peggy qui se plaint
très vite du harcèlement sexuel
généralisé. Dédaigneuse, Joan
lui rétorque qu’elle devrait être
flattée.
Manipuler les codes
Car Joan, loin d’être dupe, a
bien cerné les rapports de
domination. Elle a pris le parti
d’instrumentaliser sa féminité
– en particulier sa plastique
spectaculaire – pour se frayer
un chemin, et se distinguer.
Elle manipule et maîtrise à merveille
les codes de ce que sa
société associe au féminin, et
en use dans son rapport aux
hommes. Quand elle couche
avec le patron, elle gère la relation
comme du business. Pas
de sentiments.
Peggy quant à elle choisit
la voie professionnelle : elle
bosse dur, gravit un à un les
échelons de ce monde impitoyable
pour atteindre le niveau
de copywriter jusqu’ici réservé
aux hommes.
On imagine mal l’angélique
Jean-Pierre dans ce monde cynique.
Les Mad men n’auraient
fait qu’une bouchée de ce benêt,
souvent sauvé in extremis
par les bonnes idées de sa sorcière
de femme – qui lui soufflait
des idées de spots entre
deux coups d’aspirateur.
« Mad Men » marque la fin symbolique
des années 1950,
à travers des personnages
conservateurs qui manifestement
ne sentent pas le changement
venir (on est amusé de
voir l’absence de perspicacité
des personnages qui à l’aube
de l’élection présidentielle ne
peuvent croire en la victoire de
Kennedy, ce dernier ne « portant
pas de chapeau »).
A sa façon Don Draper incarne
la fin de ce monde, contraint
de surjouer l’homme solide
« à l’ancienne » mais rongé par
les conflits intérieurs et le mensonge
qu’il cultive pour faire
illusion.
Paradoxalement, le regard
tendre et bienveillant que portait
la société américaine sur
elle-même à l’époque de la
pétillante série « Ma sorcière
bien-aimée », vole en éclats
cinquante ans plus tard, sous
le prisme de la sombre fiction
« Mad Men » qui signe une critique
acérée sans doute plus
réaliste d’une société dont les
repères s’effritent. Un monde
bien cruel.