Imaginez une campagne de pub qui ne dirait pas son nom. Elle se ferait passer pour une performance artistique avec la bénédiction d’un musée de renom. Une brochette d’artistes gigolos seraient payés par de grandes marques pour leur rendre hommage. Quant aux bénéfices de l’opération, ils viendraient nourrir l’ogre : jamais rassasiée, l’institution culturelle ne saurait plus quoi inventer pour séduire les entreprises. Il en irait de sa survie. Elle se raccrocherait à Andy Warhol comme à une bouée de sauvetage. Il serait sa caution morale. Mais elle irait plus loin, bien plus loin que lui, jusqu’à inverser le rapport entre l’art et la publicité. L’œuvre ne serait plus désormais que le packaging de produits de consommation. Ce scénario catastrophe ne relève pas de la science-fiction. C’est la dernière trouvaille du Palais de Tokyo.
Cette « campagne » est parue dans le magazine Stratégies qui titrait là-dessus fin octobre. On pouvait lire en couverture : « Briefs d’artistes - Stratégies et le Palais de Tokyo présentent 11 marques vues par 11 artistes ». A l’intérieur : ô surprise ! : un texte accompagnait les photographies. Mis dans la bouche de poids lourds de l’art contemporain, ces textes vantaient les mérites d’une marque de cosmétiques, d’une chaîne de télévision ou d’une boutique de luxe. « Il ne s’agit plus pour les marques de se satisfaire de spots ou d’affiches publicitaires pour être visibles, faire parler d’elles. Pour rester compétitives, elles doivent innover en permanence, trouver de nouvelles façons de communiquer : organiser des manifestations artistiques semble être leur dernière trouvaille en date », constate André Rouillé sur son site « Paris Art ». Avec le Palais de Tokyo, elles ont trouvé à qui parler. « Chez nous, les mécènes ne se contentent pas de mettre leur logo au bas d’une affiche. On a des projets avec de grands bijoutiers, des constructeurs automobiles, etc. On veut créer des ponts », exulte Sofianne Le Bourhis-Smilevitch, la directrice du mécénat. Cette année, elle a aussi loué l’espace privatisé du Palais à Nivea. L’exposition « Ultra peau » embaumait étrangement la crème... Preuve, s’il en est, que le mécénat d’entreprise et la culture ne font pas toujours bon ménage. Qui sert qui ? La question ne se pose plus pour la Foire internationale d’art contemporain (Fiac ), au vu du ticket d’entrée : en gros plan, le logo de Citroën précédé de « Génération C4 Picasso » et en second, presque invisible, ton sur ton, « 6 artistes rendent hommage à Picasso ». La voiture cherche par tous les moyens à se montrer. L’an dernier, le centre Georges-Pompidou n’a pas hésité à exposer une automobile, et une seule, dans le cadre des journées D-Days sur le design contemporain. Mais parfois, le stratagème est vraiment trop grossier : « En contrepartie de financements conséquents, des marques nous demandent par exemple d’exposer une automobile à côté d’un tableau du douanier Rousseau. C’est une façon pour elles d’en donner une image écologique », soupire Nicole Richy, responsable de la communication chargée du mécénat au musée d’Orsay.
EVENEMENTS HYBRIDES
Dans le monde muséal, on a de plus en plus affaire à des événements hybrides. Le parc de la Villette en a fourni deux exemples mémorables : les expos sur le cheveu et sur la biométrie étaient respectivement financées par l’Oréal et Safran : Sagem Morpho, membre du groupe Gixel, fabricant et intégrateur de systèmes biométriques multiformes. Parce qu’elles le valent bien ? La première exposition montrait des films tournés dans un laboratoire de l’Oréal, la seconde ne soufflait mot des systèmes de surveillance mis en place grâce à cette technologie. « Dans le domaine scientifique, les entreprises détiennent le savoir et le matériel. De fait, il y a plus de tentations dans ce secteur », assure Jean-Michel Tobelem, l’auteur du Nouvel âge des musées (1).
Cela dit, le patrimoine n’est pas exempt des mêmes dérives. Au musée d’Orsay, on n’expose pas encore de voitures, mais on offre généreusement de belles vitrines à la famille Schneider, à la maison Saint-Gobain ou à la dynastie Wendel dont Ernest-Antoine Seillière, l’ancien président du Medef, est un digne héritier. « Nous ne sommes pas achetés, nous collaborons », se défend Nicole Richy. Elle s’explique : « Les conservateurs ont pris en charge le commissariat général avec les archivistes de ces entreprises qui ont financé les expositions. Montrer cette révolution industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle fait partie de nos missions. » Elle insiste : « Nous sommes aussi dans le registre de l’Histoire et nous proposons des sujets qui correspondent à la pluridisciplinarité fondatrice du Musée. Et une entreprise industrielle ne se traite pas, en communication, comme une marque de lessive ! Avec l’art moderne et contemporain, le mécénat est parfois plus ambigu. La frontière n’est pas toujours très claire. » A la Direction des musées de France, Claude Gilbert se veut indulgente : « Wendel n’était pas une expo critique mais dans le non-dit elle reflétait beaucoup de choses, on voyait la caste, l’organisation du travail, les cercles étanches... Sauf qu’il fallait avoir l’œil averti. » Or justement, ce non-dit pose problème. Comment prétendre « restituer la vérité historique d’une épopée industrielle menée collectivement », tout en laissant croire que les acquis sociaux sont nés non pas des luttes syndicales et ouvrières mais d’une relation paternaliste ?
IDEES LUCRATIVES
L’authenticité est d’ailleurs devenue un mot quelque peu galvaudé depuis que le château de Versailles en use et en abuse. En flânant dans le bucolique Hameau de Marie-Antoinette, le visiteur lambda aurait tout lieu de croire que la vigne qui flatte ses pupilles existait du temps de la reine. Il n’en est rien. « C’est pour poursuivre l’œuvre du jardinier de la reine, Antoine Richard, que nous avons planté une vigne, a précisé Alain Baraton, le jardinier un peu trop perfectionniste du Petit Trianon. Il avait commencé à aménager un champ de céréales, un potager, un verger mais la Révolution ne lui a pas laissé le temps de planter une vigne. » Ce qu’il ne raconte pas, c’est sa rencontre avec deux propriétaires de grands crus bordelais. De là est née l’idée lucrative de planter mille huit cents pieds de vigne, en vue de créer une cuvée Marie-Antoinette. Et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, l’administrateur du château, Christophe Tardieu, a tôt fait de faire la promotion de cette marque de prestige : « Si Marie-Antoinette revenait aujourd’hui, elle ne serait pas perdue. Elle commanderait un petit verre de rosé et le dégusterait avec un glaçon tout en regardant ses moutons brouter les verts pâturages », a-t-il débité. Ce discours digne d’un spot publicitaire fait écho aux propos tenus par l’un des deux vignerons partenaires : « Notre choix s’est porté sur un rosé qui est un vin rouge qui n’a pas abouti. Un peu comme la vie de Marie-Antoinette. » Cette histoire pourrait paraître anodine si elle n’était emblématique des dérives actuelles. « Nous avons trois principes : restauration, restitution, évocation. Avec la vigne, nous avons voulu évoquer les fermes agricoles d’Ile-de-France », avance, manifestement embarrassée, Serena Gavazzi, responsable du mécénat. « Il n’y a jamais eu de vigne à cet endroit. Pourquoi pas des baobabs ? C’est le type même du mécénat dévoyé qui n’a aucun objectif sinon faire de la pub ! », tempête l’historien d’art Didier Rykner, fondateur du site Internet « La tribune de l’art », pourtant favorable à « un mécénat utile, qui n’impose pas ses desiderata ».
Le temps des philanthropes est révolu. La gratuité du geste n’est plus de mise. Les entreprises en veulent pour leur argent. Mais l’inscription du logo au bas des communiqués ne leur suffit plus. Elles désirent de plus en plus souvent être pleinement associées au projet artistique. C’est à leurs yeux le meilleur retour sur investissement. « Aujourd’hui, les entreprises du luxe, notamment, veulent être des partenaires actifs. L’œuvre d’art devient alors l’emballage d’un objet qu’il faut acheter », résume Catherine Binon, secrétaire du Syndicat national des artistes plasticiens. Les événements qu’elles financent, quand elles ne mettent pas la main à la pâte, elles les choisissent sur des coups de cœur marketing. Elles ont naturellement tendance à lorgner les expositions prestigieuses, les restaurations spectaculaires, les lieux hautement symboliques. Entre le Louvre, le Quai Branly, le château de Versailles, le centre Pompidou, le Palais de Tokyo et Orsay, une concurrence fait rage, laquelle laisse hors course les petits musées de province. Pour remporter la mise, on assiste à une surenchère des contreparties. Les institutions prêtent leurs espaces pour des soirées privées, offrent l’accès gratuit aux salariés, gravent le nom du mécène dans le bois à l’entrée d’une galerie restaurée, quand elles ne remercient pas l’entreprise en lui concoctant une petite expo. Carrefour a ainsi eu droit à quelques jours d’exposition au Grand-Palais pour avoir offert sa collection de dessins à plusieurs musées : tous situés dans des villes où l’hypermarché était implanté...
Depuis la loi de 2003, les réductions d’impôt atteignent 90 % lorsqu’une entreprise contribue à acheter une œuvre « d’intérêt majeur » (voir encadré p.50). Une mesure incitative qui n’est pas sans conséquences. « Un tableau de Toulouse-Lautrec que nous souhaitons accueillir dans notre collection est classé « trésor national » depuis près d’un an et demi. Nous n’avons à ce jour enregistré aucune entreprise intéressée car le prix en est très élevé et le visuel particulier : ce tableau fait partie d’une série que Toulouse-Lautrec a consacrée à des couples androgynes qui s’embrassent. Est-ce politiquement correct ? En tous les cas, il faut que l’œuvre parle aux actionnaires du mécène potentiel », confie Nicole Richy. Si, au bout de trois ans, l’œuvre n’a pas trouvé d’acheteur, elle retombe dans le domaine public. Dès lors, n’importe qui peut l’acquérir : un musée privé ou un richissime particulier. Et souvent, elle part à l’étranger. Au Louvre, des nus n’ont pas pu être achetés.
« Je ne suis pas contre le mécénat, mais il doit venir en complément », avance Didier Rykner. Si le mécénat reste en général minoritaire, ce n’est pas le cas au Palais de Tokyo, qui ne pourrait pas vivre sans ses ressources propres. Tous les ans, il doit trouver 2,3 millions d’euros. La subvention de l’Etat ne couvre en tout et pour tout que 70 % de ses frais fixes. Ailleurs, elle assure au moins le clos et le couvert. Sofianne Le Bourhis-Smilevitch le reconnaît volontiers, « il n’est pas facile de vendre des artistes inconnus aux entreprises ». Un « challenge » tout de même problématique pour une institution branchée sur la création émergente. Elle jubile : « Le Palais de Tokyo est un pilote du ministère de la Culture. » M.R.
1. Jean-Michel Tobelem, Le nouvel âge des musées, les institutions culturelles au défi de la gestion , Armand Colin, 2005.
Honneur aux bienfaiteurs
La loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations permet aux entreprises de bénéficier d’une réduction d’impôt de 60 % du montant de leurs dons affectés aux œuvres et organismes d’intérêt général. La possibilité pour les bénéficiaires d’honorer leurs bienfaiteurs est désormais légale. Ces contreparties sont plafonnées à 25 % du versement. Dans le domaine du patrimoine, la réduction d’impôt s’élève à 90 % des sommes versées lorsqu’une société contribue à l’acquisition par l’Etat d’une œuvre d’intérêt majeur. Quand une entreprise achète un trésor national pour son propre compte, elle bénéficie d’une réduction d’impôt de 40 %.
Château de Versailles : La tentation du parc d’attraction
Une femme rentre le troupeau de chèvres pour la nuit. Quelques meules de foin dorment près du puits. Des jardiniers finissent de bêcher la terre. Tout y est. Les poules et les cochons, les salades et la luzerne. Et même une jolie vigne inventée de toutes pièces pour parfaire l’œuvre du jardinier de la reine et : accessoirement, bien sûr... : créer une cuvée juteuse (voir l’article). La récolte des raisins a eu lieu, en grande pompe, en présence du réalisateur et producteur de vin Francis Ford Coppola. Bref, malgré cette entorse à la vérité historique, on s’y croirait presque. Le domaine de la reine, ouvert depuis cet été, est un lieu si vivant qu’on ne serait pas étonné de voir un sosie de Marie-Antoinette sortir, en robe d’époque, du Petit Trianon. De loin, c’est coquet tout plein. De près, c’est trop neuf pour être vrai. De fait, le château de Versailles, non content de restaurer des bâtiments qui ont réussi à traverser les siècles, reconstitue à tour de bras. Après la grille royale disparue pendant la Révolution et une grange du Hameau de Marie-Antoinette, la maison du fermier est en train de renaître de ses cendres. Que le spectacle commence. M.R.
L’autonomie des musées
Le statut juridique d’établissement public administratif (EPA) permet aux musées nationaux de gérer leur budget, les incitant à développer leurs propres ressources. Le Louvre l’a obtenu en 1993, le château de Versailles en 1995, Orsay et Guimet en 2004, le Quai Branly dès son ouverture.
Sur la toile
http://www.latribunedelart.com
A (re)lire
- « Musées, la gratuité ne fait plus recette », Regards n° 13, janvier 2005
- « Des marques et des films », Regards n° 16, avril 2005
Paru dans Regards n°35, décembre 2006