Accueil > actu | Par Nicolas Kssis | 1er janvier 2010

Michel Dreyfus. « Un antisémitisme « à » gauche, as « de » gauche »

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Quelles sont les relations de la gauche avec l’antisémitisme ? L’historien Michel Dreyfus se penche sur ce sujet brûlant dans un livre qui vient de paraître, L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe . Entretien.

Votre ouvrage répond à une question d’actualité : pensez-vous qu’un historien puisse apporter ainsi sa contribution au débat public ?

Michel Dreyfus. Quand j’ai commencé ce travail, je songeais en effet m’arrêter en 1980, date de l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic. Mais je me suis rendu compte que mon ouvrage devait se poursuivre jusqu’à aujourd’hui. En effet, l’histoire apporte le recul nécessaire pour éclairer des débats très actuels et sur ce plan, elle est incontestablement d’une certaine utilité. Aussi, tout en sachant combien le traitement des années les plus récentes était un sujet brûlant, difficile, et je suis bien placé pour le savoir, j’ai opté pour ce choix chronologique.

Votre thèse principale suppose qu’il n’existe pas d’antisémitisme de gauche, mais à gauche : pouvez-vous expliquer cette distinction ?

M.D. Je me suis longuement interrogé durant mes recherches pour aboutir à la conclusion qu’il existe un antisémitisme à gauche, mais non pas de gauche. Je tiens d’abord à préciser que lorsque je parle d’antisémitisme à gauche, il est pour moi tout aussi condamnable que celui existant à droite : il n’y a pas un antisémitisme qui serait moins grave qu’un autre. Ensuite, l’antisémitisme qui a émergé à gauche s’explique d’abord par le poids d’idées très anciennes provenant essentiellement des milieux catholiques réactionnaires de droite et d’extrême droite. Enfin, il faut toujours situer l’antisémitisme, qu’il soit à droite ou à gauche, dans le contexte où il s’exprime. Ainsi, durant l’Affaire Dreyfus, le lectorat de la presse de gauche représente à peine 8 % du total national, alors qu’à droite, dominent des titres comme La Croix  : son discours n’a rien à voir avec La Croix aujourd’hui :, qui diffuse alors chaque jour à 500 000 exemplaires un discours antisémite violent, à base catholique. Imaginez sa force, en comparaison des petites revues socialistes qui tirent au mieux à quelques dizaines de milliers d’exemplaires.

Vous démontrez qu’aucune organisation socialiste ou ouvrière n’a jamais mis l’antisémitisme à son programme.

M.D. Oui, mais, en revanche, beaucoup de militants ont dérapé, comme je le montre abondamment. Paradoxalement, l’antisémitisme semble faible dans le syndicalisme jusque vers 1900, en raison sans doute de l’influence de Pelloutier qui est très clair sur cette question. Les choses changent un peu après l’Affaire Dreyfus avec l’émergence du syndicalisme révolutionnaire, où se retrouvent en partie les « déçus du dreyfusisme ». Selon ces derniers, ce sont toujours les mêmes qui s’en sortent, autrement dit les juifs, considérés comme des privilégiés ; mais ces manifestations sont limitées. Auparavant, j’ai relevé de très nombreux propos antisémites dans les différentes organisations socialistes. Mais avec bien des nuances : ainsi, les saint-simoniens sont hermétiques à l’antisémitisme, alors que Proudhon, Blanqui et bien plus encore Toussenel le formulent sans le moindre état d’âme. Toutefois, à partir de l’Affaire Dreyfus, on ne peut plus être de gauche et se dire antisémite. Ceux qui tiennent des propos hostiles aux juifs prennent toujours la précaution de se dédouaner, en expliquant qu’ils ne sont pas antisémites et que s’ils dénoncent les capitalistes juifs, ils sont aux côtés du prolétariat juif.

Vous consacrez des pages très intéressantes au cas du communisme français, qui a rarement été interrogé sur son rapport à l’antisémitisme : quelle conclusion en tirez-vous ?

M.D. De ce côté, quatre aspects posent problème. On trouve d’abord au Parti communiste quelques traces de l’antisémitisme économique, le plus vieux de celui existant à gauche : mais cet antisémitisme qui assimile les juifs au capitalisme et aux riches reste assez limité. Une deuxième dimension apparaît autour de la personne de Léon Blum : il fait l’objet de la part des communistes d’une détestation très violente, quasi irrationnelle, allant jusqu’à la mise en cause de ses mœurs dénoncées comme « dissolues » . Une troisième expression s’explique, au lendemain de la Seconde Guerre, par la volonté du PCF de se réinsérer dans la vie nationale : aussi, il marginalise ses militants juifs étrangers qui ont combattu dans la MOI (1). Enfin, le PCF est incapable d’admettre que l’antisémitisme puisse exister en URSS et dans les démocraties populaires, comme le montrent pourtant les grands procès des années 1949-1952, l’affaire des « Blouses blanches », la vague antisémite en Pologne en 1968, etc. Ici, il s’agit moins d’antisémitisme stricto sensu que d’une incapacité à le reconnaître, aussi évident soit-il, par suivisme à l’égard du camp socialiste.

Vous évoquez aussi l’extrême gauche dans sa diversité : trotskystes, libertaires, « ultra-gauches ». On l’accuse aujourd’hui d’avoir été plus sensible ou tolérante envers l’antisémitisme...

M.D. Plus que l’histoire du négationnisme qui est connue, je me suis attaché à décrire ses ravages dans l’extrême gauche. Ainsi, dès la fin des années 1950, Paul Rassinier, un homme de gauche, publie des ouvrages antisémites, proches de ceux d’Henri Coston, un des principaux antisémites d’extrême droite. Puis, Rassinier remet en cause la réalité du génocide et il est diffusé en Allemagne par un éditeur néonazi ; il n’en reste pas moins lié aux anarchistes jusqu’en 1963. Une partie de l’extrême gauche est restée trop longtemps atone sur ce type de liaisons ; mais une petite partie seulement...

A partir de la Guerre des six jours, la question d’Israël devient centrale...

M.D. Face au mouvement politique qu’est le sionisme, la gauche a adopté depuis les années 1920 deux positions opposées : les socialistes l’ont soutenu alors que le PCF et l’extrême gauche l’ont critiqué. Cette différence existe toujours aujourd’hui au sujet d’Israël. En revanche, la sensibilité a considérablement changé sur la question du génocide : son souvenir est infiniment plus présent que dans les années 1960/1970. Enfin, j’ai été frappé par des formules employées par certains que l’on ne peut absolument pas suspecter d’antisémitisme. Ainsi, le journal Politique Hebdo compare en 1972 des soldats israéliens à des SS. Cette phrase est alors passée complètement inaperçue mais imaginez le scandale aujourd’hui.

Les liens se sont aussi considérablement dégradés entre la gauche et la communauté juive institutionnelle (CRIF, Consistoire, etc.). Comment l’expliquez-vous ?

M.D. A cela, plusieurs raisons. D’abord, le souvenir beaucoup plus présent du génocide, comme je l’ai déjà dit. Ensuite, la composition de la communauté juive en France a changé. Longtemps principalement ashkénaze, elle croyait fortement en la République et en l’assimilation. Or, avec la décolonisation, sont arrivés massivement des sépharades qui ont dû quitter précipitamment l’Afrique du Nord et qui se sont sentis trahis par la République. Depuis, il semble s’être produit une certaine désaffection de la communauté juive et de ses responsables à l’égard de la gauche. En introduction de mon livre, je rappelle que ni le PCF ni les Verts n’ont été invités au dernier dîner annuel du CRIF (en mars 2009), au motif des débordements antisémites survenus peu auparavant, lors des manifestations contre l’intervention israélienne à Gaza. Mais était-il normal de ne pas convier ces organisations politiques en leur faisant endosser la responsabilité de comportements qu’elles condamnaient par ailleurs ?

Le choc actuel des mémoires entre le colonialisme et la Shoah, ne conduit-il pas à une certaine indulgence envers des propos ou des attitudes discutables ?

M.D. On m’a souvent posé la question depuis la sortie de mon ouvrage. La gauche et l’extrême gauche manifestent-elles une trop grande indifférence en ce domaine ? Doivent-elles être plus vigilantes, tout en refusant aussi d’assimiler toute critique d’Israël à de l’antisémitisme ? Trop confiante depuis l’Affaire Dreyfus, il se peut que la gauche ait à se mobiliser davantage contre l’antisémitisme. Recueilli par Nicolas Kssis

1. Main-d’œuvre immigrée.

Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, éd.La Découverte, 2009

Paru dans Regards , n°68, janvier 2010

Michel Dreyfus est historien, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier, otamment du syndicalisme et de la mutualité.

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