Accueil > idées/culture | Par | 1er septembre 2004

Militer, sacrifice ou plaisir

L’engagement, une affaire de générations ? Souffrance ou épanouissement ? Comment passe-t-on du je au nous ? Éléments de réponse.

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Un dossier de Clémentine Autain et Cécile Babin

Au cœur de l’été, le médiatique postier de la LCR, Olivier Besancenot, a confié son « je » à la revue Contretemps. Etre porte-parole d’une organisation, c’est « pas toujours épanouissant ». Etre père de famille, salarié et militant, c’est « source de tensions ». Revendiquant le souhait de rester une personne « normale », il affiche la couleur : pas question de rester trente ans une tête d’affiche. Repris dans Le Monde sur le mode de la confidence un rien décalé, son propos a indiscutablement fait écho. Au point que son alliée d’hier (de demain ?), Arlette Laguiller, s’est sentie obligée de répondre : « ma vie militante est en parfaite harmonie avec mes choix personnels. » Moteurs et vécus de l’engagement, une affaire de génération ? L’articulation entre l’individu et le collectif, la vie privée et la vie publique, serait-elle en mutation ? Des questions complexes, passionnantes, qui dépassent le cadre de l’anecdote. Le sens et les formes du militantisme sont en jeu. De cette définition dépendent à la fois le vécu de chaque militant et la conception des conditions de la transformation sociale.

Militer : sacrifice ou plaisir ? Spontanément, on a envie de répondre plaisir. Nous sommes rarement obligés de militer. L’engagement naît plutôt d’une volonté et d’un désir profond que d’une nécessité, même s’il semble vital à grand nombre d’entre nous. La version purement altruiste du militantisme m’est toujours apparue suspecte. Militer sert souvent à régler des blessures personnelles, à donner un sens à sa propre existence. Et nombre de politiques d’expliquer, un rien démago, qu’ils se sont engagés pour les autres, par simple souci de faire le bonheur de leurs concitoyens. Se sentir utile est un moteur pour sa vie personnelle. Et si en plus on peut aider les autres... Quelle satisfaction !

Plaisir, donc. Ce qui n’empêche pas les sacrifices. Le militantisme est chronophage. Il prend du temps dans l’agenda et dans la tête. Un militant a-t-il une vie privée ? Certains vous répondront : « privée de tout, c’est sûr, mais privée quand même ! » Pendant très longtemps, la question ne se posait pas en ces termes. Les hommes, détenteurs de l’espace public, se préoccupaient peu de la sphère privée. On ne demandait pas, par exemple, aux dirigeants syndicaux ou politiques comment ils faisaient pour « concilier leur vie familiale », avec leurs deux ou trois enfants, et leurs contraintes militantes, qui mangent soirs et week-end. Dès lors, ce qui (d)étonne avec l’entretien de Besancenot, c’est qu’un homme porte la problématique. Les femmes ont les premières pointé l’enjeu. Elles sont sommées de réussir sur le plan personnel, d’assurer les contraintes familiales. La question de l’articulation entre leur engagement et leur vie de famille n’est pas simple pour elles à résoudre. Dans le même temps, les nouvelles générations d’hommes commencent à vouloir prendre leur place dans la vie familiale. Le nouveau partage des rôles, tout juste en construction, fait émerger une question évidente : tout concilier est difficile. C’est aussi le signe d’une société dans laquelle il faut tout réussir. L’invention pour les femmes du terme de « superwoman » en dit long sur cette injonction sociale qui donne le vertige.

La gestion des temps n’est pas le seul enjeu. Les individus ne sont pas dissociables : instituteur à quinze heures, militant à dix-huit heures et chanteur de berceuse après le 20 heures. L’interaction entre les moments de la vie peut constituer un atout pour la construction politique. Les féministes ont montré le chemin de cette possible fécondité, en élaborant de toutes pièces un discours à partir de leur vécu. Comme l’a écrit Geneviève Fraisse, « il semble que ce soit dans ce perpétuel passage entre le « je » et le « nous » que se profile l’individu féministe ». Tout individu militant ne devrait-il pas aussi cultiver cette interaction ?

Finalement, la dimension la plus surprenante du propos d’Olivier Besancenot réside probablement dans sa rupture implicite avec la culture bolchevique, pourtant si chère à son organisation. Adieu le militant-soldat, au service de la cause, prêt à tout instant pour la Révolution ? Ce n’est pas qu’une question de génération mais bien la mise en cause d’un modèle.

Il est certain que la période de désenchantement de la politique joue fortement sur l’implication militante. Moins on a le sentiment que la Révolution est pour demain, moins on a envie d’y consacrer toute sa vie. Le sentiment de sacrifice vient aussi de la conviction plus ou moins forte de participer à un réel mouvement de transformation sociale. Si ce moteur est très prégnant, la vie militante devient pleinement excitante et apporte des satisfactions personnelles qui peuvent compenser largement le « manque-à-plaisir » dans la vie privée.

En attendant la Révolution, l’essentiel est que le plaisir de militer s’éprouve dans le pouvoir-faire et non le pouvoir-être. La question du pouvoir est au coeur du fonctionnement des organisations mais relativement absente du débat public. Or le parcours militant reste pour beaucoup jalonné d’échelons à gravir. Les modalités d’exercice du pouvoir et la capacité à le partager sont donc centrales. Pour réduire les sacrifices et partager le plaisir... CLÉMENTINE AUTAIN

La rage au ventre mais plus cool

Les jeunes militants d’aujourd’hui sont-ils les mêmes que leurs aînés ? Quelques voix de ce militantisme moins intense, moins exclusif ou durable qu’autrefois.

« Il faut lire l’intégralité de l’interview d’Olivier dans Contretemps. Il pondère un peu l’article de Caroline Monod dans Le Monde qui donne l’impression qu’il est à bout et oppressé par l’organisation. Ses propos reflètent plutôt une discussion que nous avons en ce moment : comment militer après la vie étudiante, qui offre du temps pour cela ? Comment trouver un équilibre entre travail, sorties, enfants, et engagement ? » Sophie est une jeune institutrice de 28 ans. Elle a commencé à militer en arrivant à la fac pour des études de sociologie, il y a dix ans. « J’avais vaguement envie de commencer à faire des trucs, mais je ne connaissais absolument rien de ce qui existait. Même la frontière entre socialisme et communisme n’était pas claire pour moi. » Aux réunions de l’UNEF-ID, elle rencontre quelques étudiants inscrits à l’organisation de jeunesse de la Ligue. « Je me sentais plus proche d’eux sur certaines questions, notamment celle du féminisme. Ils insistaient par exemple pour qu’il y ait des filles dans les délégations ou les services d’ordre des manifs. » Elle s’inscrit à la Ligue en 1995, année de sa licence. « A l’époque, j’allais à toutes les manifs, toutes les réunions. Réunions de formation, réunions syndicales, réunions de préparation... J’ai dû passer trois week-ends chez moi dans toute l’année scolaire. » L’univers militant apporte des réponses aux questions que suscite sa découverte du monde. « Dans une organisation de jeunesse, les discussions sont tout de suite plus passionnées, plus importantes ! Et puis on a du temps. Surtout en socio ! » Depuis, Sophie est devenue institutrice. Le métier qu’elle a choisi lui laisse du temps pour militer, mais elle observe que, lors du passage de la vie étudiante à la vie salariée, de nombreux camarades lâchent prise. « Certains pensent que c’est insoluble parce que la société ne laisse guère de temps pour prendre en main la vie politique. Nous travaillons tout de même à construire une Ligue plus ouverte et plus massive. Mais les habitudes organisationnelles qu’on a ne se modifient pas si facilement non plus. Et puis peut-on voter en connaissance de cause quand on n’a suivi que peu de réunions de formation ? Cela répond-il à l’exigence de démocratie ? »

à l’échelle du monde

La fidélité de Sophie est une attitude qui se raréfie. Ce qui inquiète Patrice, quarante ans, conseiller général des Hauts-de- Seine et membre du PCF. « Les jeunes ne s’investissent plus de manière durable, déplore-t-il. Ils militent ponctuellement pour des causes, mais ceux qui dirigent ces causes ou ces actions sont des vieux comme moi. Ou plus vieux. On ne trouve plus nulle part des jeunes à des postes à responsabilité. Contrairement à ce que disent certains, ce n’est pas parce qu’on ne leur laisse pas la place mais parce qu’ils ne la prennent pas ! Militer demande un investissement personnel, du temps et des contraintes, mais ils n’acceptent pas ces contraintes. » La démotivation des jeunes générations, Patrice l’analyse comme symptomatique d’une perte générale d’espoir due à l’inexistence de projet enthousiasmant, assortie d’un débat politique nul. « Des générations entières se sont épanouies intellectuellement grâce au militantisme. Je ne serais pas ce que je suis si je n’avais pas milité. Mais je suis content d’avoir eu vingt ans à mon époque. Nous vivions concrètement mieux que la génération précédente, nous ne connaissions que le progrès, ce qui aidait à se projeter dans un futur encore meilleur. On pouvait penser changer à l’échelle de son pays. Aujourd’hui, il y a à réinventer une utopie à l’échelle du monde. C’est un défi intéressant, mais c’est plus lourd. »

L’opposition à la mondialisation libérale représente pour Jean-Marc un souffle nouveau, une « internationale de l’espoir » d’autant plus précieuse à ses yeux qu’il avait craint que la chute du mur ne sonne la mort de la gauche. Premières mobilisations lors des manifestations contre la guerre d’Algérie, l’UNEF dans les années 1960, le mouvement étudiant en 1968, les maos, des études d’histoire et de socio, puis ouvrier dans une usine textile. Parcours classique. Agitateur non syndiqué : « On était dans une critique du syndicalisme qui, pensait-on, empêchait la spontanéité ouvrière de s’exprimer. » Puis instituts de sondages, bureau du livre français à New York et aujourd’hui recherche sur le changement climatique pour le ministère de l’Environnement et cours de sociologie de la mondialisation. « Je milite de temps en temps, comme les gens qui travaillent et qui ne peuvent plus faire ça à temps complet. On n’a pas vingt ans toute sa vie ! » Aide au mouvement anti-raciste dans les années 1980, travail avec le DAL, organisation de la première marche d’Agir contre le chômage, Seattle, Gènes, Séville... « En ce moment je donne un coup de main aux réfugiés italiens en France qui sont menacés d’extradition. » Comment perçoit-il l’évolution de l’engagement militant depuis ses premières luttes politiques ? « Les gens qui militaient dans les années 1960 étaient très en colère. Ceux qui s’engagent aujourd’hui ont moins la rage. Ils ont de l’indignation, mais ils sont plus cool. J’explique cela par la plus grande permissivité du système idéologique actuel. Les années 1960 étaient extrêmement réactionnaires, tout était codifié. Les individus étaient formatés, jusque dans leur refus : pour s’opposer, il fallait être dans une contre-société. Les nouveaux militants sont plus individualistes. Et comme les conditions de la révolution n’ont pas été réunies, s’engager aujourd’hui, c’est être uniquement dans l’opposition. Alors on milite à la carte. »

les vertus de l’action

Thomas, trente-quatre ans, conseiller principal d’éducation, est un bon exemple de ce nouveau militantisme en mosaïque. Commissaire paritaire des surveillants d’externat au SNES et membre du groupe de lutte contre l’homophobie du syndicat, il est aussi engagé pour la cause palestinienne, parrain d’un couple d’étrangers sans papiers et porte-parole de l’association féministe Mixcité qu’il a cofondée. Cette boulimie d’engagement le prend alors qu’il termine quatre années d’études particulièrement chargées : « De vingt à vingt-cinq ans, j’ai suivi un double cursus de droit-philo tout en étant surveillant à temps complet dans un collège. Après ma maîtrise, quand j’ai obtenu un poste de maître d’internat qui me laissait beaucoup de temps libre, j’ai eu le sentiment que mes quatre années à bosser comme un dingue m’avaient fait manquer quelque chose dont j’avais besoin. » Ses premières actions engagées sont une révélation : « J’ai commencé à philosopher quand j’ai commencé à militer. J’ai réalisé qu’interpréter le monde permet de le transformer. Mais cela demande énormément de temps et d’énergie, j’y passe mes week-ends et de nombreuses soirées. C’est une charge mentale qui, en plus du poids des responsabilités, comprend celui de la culpabilité quand on ne se trouve pas à la hauteur.Mais je ne connais pas les vertus de l’inaction. »

Pour Jérôme aussi, militer est un besoin. « Il y a tellement de choses qui ne vont pas, qu’on a le choix ! Je ne pourrais pas me contenter de me plaindre en regardant la télévision. » Loin de là : Jérôme, trente ans, est président d’Act Up. « Je lisais leur revue dans les bars homo et je me reconnaissais dans tout ce qui était défendu. » Mais le déclencheur a été pour lui l’absence des socialistes au moment du vote sur le Pacs, en 1998. Le retard pris dans les débats le met dans une colère noire. « J’ai alors contacté des copains qui militaient à Act Up pour savoir ce qu’ils comptaient faire. » De réunion en responsabilités, il ne quitte plus l’association. « Aujourd’hui je donne presque tout mon temps libre à Act Up. Je ne peux pas parler de sacrifice : il me semble juste évident qu’il faut que le travail soit fait. Et les relations qu’on noue avec les autres sont tellement fortes ! » Ce qui a changé dans sa vie ? « J’ai appris, et c’est une idée défendue par l’association, à me créer ma propre expertise, sur les droits sociaux par exemple. C’est un devoir de se réapproprier le droit administratif, ou le savoir médical, afin de se poser comme un interlocuteur égal face à une administration, à son médecin ou à un responsable politique, et non pas toujours comme patient ou personne passive. Cela permet, à titre individuel, de décider vraiment de sa vie. A partir de l’expérience de la lutte contre le sida on travaille sur les questions d’accès aux droits, à la libre circulation, de manière très pragmatique et concrète, et non en partant de principes idéologiques. Ce sont les expériences individuelles qui mènent à l’universel. »

CÉCILE BABIN

Lilian Mathieu, sociologue, CNRS

« Un activisme intensif n’est jamais sans conséquence »

Qui milite aujourd’hui ?

Lilian Mathieu :Les profils militants varient évidemment selon les causes défendues. On peut toutefois relever certains traits dominants. Ainsi, contrairement à une idée très répandue, ce ne sont pas les plus dominés, ceux qui auraient le plus de « bonnes raisons » de se révolter, qui se mobilisent le plus. Militer n’exige pas seulement des motifs de mécontentement, mais également une capacité à voir le monde en termes politiques et la conviction que l’action collective peut le changer. En conséquence, le gros des effectifs militants est surtout composé de personnes au niveau de diplôme relativement élevé et fortement politisées.

Le cas des militants altermondialistes fournit une bonne illustration du recrutement particulier du militantisme : une enquête menée auprès des participants au FSE de Saint-Denis révèle 70 % de diplômés du supérieur, dont près de la moitié travaillent dans le secteur public, avec une nette surreprésentation des enseignants. Les altermondialistes se signalent aussi par leur jeunesse, qui est en partie due au fait que les jeunes (et spécialement les étudiants) ont de manière générale plus de temps pour militer que leurs aînés, pris par leur vie professionnelle ou familiale.

Le militantisme est en mutation : à quoi ressemble-t-il ?

Lilian Mathieu : Il est de bonne méthode, en sociologie, de se méfier des proclamations de radicale nouveauté, et l’apparition d’une nouvelle génération militante ou de nouveaux enjeux de lutte ne signifie pas que des formes d’activisme plus anciennes aient totalement disparu. Tout un courant sociologique : incarné en France par Alain Touraine : avait, il y a quelques années, annoncé la disparition du mouvement ouvrier et son remplacement par des mouvements dits « postmatérialistes », plus centrés sur les identités et l’épanouissement personnels. Cette analyse s’est révélée totalement erronée : les organisations (syndicats, en premier lieu) et les formes d’action « traditionnelles » du monde du travail occupent toujours une place de premier plan dans le paysage militant. Simplement, elles ne sont plus seules, et ce paysage comporte également des formes organisationnelles effectivement innovantes, plus informelles, moins bureaucratiques, qui misent davantage sur des prises de décision au consensus et sur le « travail en réseau », et au sein desquelles le militantisme est souvent moins intense, exclusif ou durable qu’autrefois. Il y a donc aujourd’hui coexistence d’une pluralité de formes et de degrés d’engagement, mais pas substitution d’un nouveau modèle de militantisme à un modèle « ancien » supposé dépassé.

Quel est l’impact sur la vie personnelle et professionnelle d’un engagement militant ?

Lilian Mathieu : La vision sociologique de l’activité militante a longtemps été à forte tonalité économique, distinguant rétributions (accession à des postes de pouvoir ou de permanent dans des organisations, satisfaction narcissique de la médiatisation...) et coûts (perte de son emploi pour le militant syndical, emprisonnement pour le faucheur de plantes transgéniques...) du militantisme. Cette lecture n’est pas fausse, mais un peu réductrice en ce qu’elle sous-estime la place du plaisir (de lutter collectivement pour une cause que l’on estime juste, de vaincre un adversaire...) et des émotions (la colère, l’indignation, la fierté...) dans l’action militante. Sur le long terme, on peut aussi remarquer que le militantisme permet d’acquérir de nombreux savoir-faire (relationnels et organisationnels, spécialement) qui pourront éventuellement être reconvertis dans la sphère professionnelle (par exemple dans les secteurs associatif, des médias ou du social), mais aussi qu’un activisme intensif n’est jamais sans conséquence sur la vie des militants, et notamment sur leur vie privée : une étude consacrée aux militants américains des années 60 a trouvé chez eux plus de divorces, moins d’enfants et des carrières professionnelles moins brillantes que chez leurs pairs moins actifs politiquement.

Propos recueillis par CLÉMENTINE AUTAIN

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