Accueil > idées/culture | Par Marion Rousset | 1er juin 2006

Musée du Quai Branly "Tous les chefs-d’oeuvre naissent égaux en droit"

Art primitif, nègre, tribal, premier... difficile de choisir un adjectif pour qualifier le musée du quai branly. simple question lexicale ou vrai embarras entraîné par un passé colonial pas très net ? Entretien avec Maurice Godelier

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Maurice Godelier est anthropologue à l’EHESS, spécialiste des sociétés d’Océanie, ancien directeur scientifique duMusée du Quai Branly. Il est l’auteur, avec Jacques Kerchache, d’un cédérom intitulé Chefs-d’œuvre et civilisations : Afrique, Asie, Océanie, Amériques, éd. de la RMN.

Art primitif, nègre, tribal, premier... Aucune de ces appellations ne convenait. Pour éviter toute polémique, le musée s’est donc appelé musée du Quai Branly. Pourquoi cette difficulté à nommer ?

Maurice Godelier. « Primitif » ne s’emploie plus. Le terme implique un jugement dévalorisant sur des peuples qui seraient « moins » développés, « moins » civilisés, que nous. « Tribal » évoque une forme d’organisation politique et sociale qui semblait caractériser les groupes humains avant l’apparition des grandes civilisations et qui seraient restés à l’écart de leur développement. En Inde, aujourd’hui, les nombreuses tribus qui existent à côté des castes sont désignées dans le recensement national comme des « backward classes », des « classes moins évoluées ». Elles vivent en général dans des zones montagneuses, loin des villes et des campagnes où vivent les castes. A cause de jugements négatifs attachés au mot « tribu », on en évite l’emploi. Villes, campagnes, civilisations étaient absentes ou presque de l’ancien musée de l’Homme. C’est pourquoi ce musée n’était pas le musée de tous les hommes comme son nom le donnait à penser. On y trouvait des emplumés, parfois avec des os dans le nez, des sociétés illustrant divers modes de vie, chasseurs, collecteurs, agriculteurs, éleveurs, nomades ou pêcheurs, avec des objets témoignant de leur organisation sociale et de leurs rites et croyances. Les grandes civilisations se trouvaient et se trouvent toujours au Louvre et au musée Guimet. Ce musée ethnographique, en excluant toute la créativité venue des villes, véhiculait les préjugés des Occidentaux depuis le XVIIIe siècle. Une grande partie de ses collections, mais pas toutes, avait son origine dans l’expansion coloniale de la France. Quant à l’expression « art premier », suggérée par certains dont le collectionneur Jacques Kerchache, elle n’a aucun sens. C’est du politiquement correct à la française pour ne pas dire « primitif » ou « nègre ». Du point de vue chronologique, les antiquités grecques ou sumériennes sont bien plus anciennes que la plupart des objets réunis sous cette appellation d’« art premier ». Ces objets ont été récoltés : volés, achetés ou donnés : dans une période relativement récente qui commence avec la découverte de l’Amérique à la fin du XVe siècle. Ils ont été créés à des époques très différentes. Un masque africain a rarement plus de quatre siècles tandis qu’un bronze chinois peut dater de 1300 ans avant Jésus-Christ. L’adjectif « premier » est aussi une aberration du point de vue philosophique et idéologique. Pourquoi un Africain serait-il plus près des sources de la vie et de l’émotion que les « civilisés » qui auraient perdu leur fraîcheur primitive ? Il va sans dire que c’est là une projection des idéologies occidentales. J’avais proposé d’appeler le futur musée le MAC (musée des Arts et Civilisations d’Afrique, d’Asie et d’Océanie), avec l’intention de faire apparaître derrière les objets les sujets et les sociétés qui les avaient créés.

Au musée du Quai Branly, la synthèse entre l’esthétique et l’ethnographie est-elle réussie ?

Maurice Godelier. Je ne puis vous le dire. Le musée n’est pas encore ouvert au public et je ne l’ai donc pas visité. Je ne sais pas quels choix ont été faits au niveau de la sélection et de la présentation des objets et des sociétés. A l’époque où j’étais directeur scientifique de ce musée, deux tendances s’affrontaient : celle qui voulait en faire un musée d’art en laissant largement de côté les sociétés et les cultures qui avaient produit ces objets, et celle qui voulait mettre d’abord l’accent sur les sociétés en minimisant le caractère artistique d’un grand nombre des objets exposés. Certains ethnologues allaient même jusqu’à affirmer que l’artiste n’existe pas dans les sociétés tribales ou primitives. Affirmation grotesque. On laissait entendre que n’importe quel Africain ou Océanien peut fabriquer un masque destiné à servir dans un rituel. Je voulais résolument procurer au public les deux jouissances de l’art et du savoir. Comme les « esthètes », je pensais qu’il fallait séparer l’espace d’exposition d’un espace d’interprétation afin de privilégier le rapport direct, émotionnel, à l’œuvre. Comme un objet ne parle pas sur lui-même, il me semblait essentiel d’introduire des banques de données expliquant l’origine et la nature de ces objets. L’idée était que les visiteurs s’approprient deux fois une œuvre : une fois par la sensualité de la vue, une autre par l’esprit. Ainsi se seraient trouvés réunis l’art et le savoir dans le respect absolu des sociétés. C’était un projet politique. L’esthétisme peut conduire à n’importe quoi : on peut célébrer la beauté des masques des Africains et n’avoir que du mépris pour les hommes et les sociétés qui les ont produits. Il n’existe aucun lien direct entre le plaisir que procurent ces objets aux classes dominantes cultivées et les rapports qu’elles entretiennent avec les sociétés qui ont créé ces chefs-d’œuvre qui font « jouir » les Européens. Pour que le musée du Quai Branly ne soit pas seulement un « musée esthétique », il devrait répondre à quatre questions à propos des pièces exposées : Pourquoi cet objet est-il considéré comme un chef-d’œuvre ? Comment est-il arrivé en France ? A quoi servait-il dans la société qui l’a vu naître ? Quelle était cette société qui avait besoin de cet objet pour elle-même ? Tous les peuples avaient une histoire avant de rencontrer la nôtre et continuent à inventer leur avenir avec ou sans nous, voire même contre nous.

Le musée consacre un département à chaque continent. Regrettez-vous l’absence de l’Europe ?

Maurice Godelier. Le projet était bien sûr de valoriser les arts et civilisations de quatre continents : l’Afrique, l’Asie, l’Océanie et l’Amérique. Mais j’aurais aimé réintroduire l’Europe comme un point de comparaison. Or elle ne sera probablement pas représentée dans ce musée alors qu’on ne peut pas apprécier la richesse et la diversité des variations de l’humain, sans comparer toutes les formes de créativité. Les œuvres sont des réponses particulières à des questions communes. J’ai adhéré au projet politique qui devait permettre de mettre en valeur des centaines de milliers d’objets non européens. Mais, du point de vue scientifique, il manque l’Europe. L’entrée des « arts nègres » au Louvre était déjà exigée par Mallarmé au début du XXe siècle et c’est cette idée que Jacques Kerchache a reprise dans un manifeste que j’ai signé où il proclamait que tous les chefs-d’œuvre sont nés égaux en droit. L’entrée de cent chefs-d’œuvre exotiques au Louvre tendait à montrer que ces œuvres valent bien la Vénus de Milo, ce qui choque encore un certain nombre de conservateurs de musées : pour eux, l’art c’est l’Occident, la Chine parce qu’il est difficile de nier la grandeur de cette civilisation, et l’art islamique. Comment oublier que Bagdad était une ville plus importante que Paris au Moyen Age ? Les autres sociétés et formes d’art, celles de peuples vivant en tribus dans les montagnes et les forêts, étaient destinées à être exposées dans les musées d’ethnographie européens.

Cette hiérarchisation va de pair avec le cliché d’un art populaire...

Maurice Godelier. L’art de ces sociétés est en général lié au pouvoir. Un artiste en Afrique ou en Océanie sculpte un masque pour qu’un ancêtre s’y incarne et vienne participer aux rituels parmi les vivants. Les rois, les chefs, doivent manifester leur statut et leur distinction par leurs vêtements, leur nourriture, leur habitat. Ils doivent montrer qu’ils sont plus proches des dieux, parfois même des descendants des dieux. Ces signes sont la plupart du temps les produits d’une forme d’art. Ils marquent symboliquement des humains d’exception. Les objets les plus beaux, ceux qui ont traversé le temps, ceux qui ont été conservés dans des cases ou des palais, sont souvent liés aux pouvoirs des dieux et des hommes. Les toiles magnifiques que peignait Rembrandt étaient d’ailleurs destinées à des bourgeois et le Louvre fut bâti pour les rois de France. C’est un fait universel. Mais l’activité artistique n’est pas seulement le fait des artistes. Choisir la couleur de sa robe le matin ou de telle ou telle cravate est un acte artistique. Mais la différence entre l’artiste et nous, c’est que nous ne produisons pas la robe ou la cravate que nous portons.

Contrairement aux toiles de Rembrandt, les objets issus de ces sociétés étaient aussi utilitaires. Faut-il parler d’artistes ou d’artisans ?

Maurice Godelier. Il est absolument faux, on l’a vu, de prétendre comme le font certains ethnologues que l’artiste n’existe pas en Afrique. Seulement, quand on est arrivé dans ces pays, on se souciait peu de connaître l’auteur d’un masque. On l’achetait, pas cher, ou on le volait. On ne s’intéressait ni à l’artiste, ni au village, ni à l’atelier. Leurs noms étaient ignorés ou oubliés. Les Grecs ne faisaient pas de différence entre l’artiste et l’artisan. Le même mot, teknè, recouvrait les deux activités. Mais ils avaient des archives, ils enregistraient les noms des artistes et des artisans et les enjeux politiques de leurs œuvres étaient mémorisés. Les frontières entre artisan et artiste restaient floues. Prenons par exemple le forgeron d’un village : il est capable de forger un outil, une arme, mais aussi un objet rituel. Dès qu’on introduit un signe symbolique, par exemple pour donner à l’objet une force spirituelle, il n’est plus seulement fonctionnel. Une cuillère en bois ne nous apprend pas la même chose qu’un masque que l’on porte pour incarner un ancêtre. Les artistes de génie peuvent créer, comme les peintres d’icônes, des œuvres originales tout en respectant des thèmes codés qui servent la politique ou la religion. En Occident, les artistes se vivent comme des singularités absolues, des individus uniques. Pourtant, eux aussi s’inspirent d’un style ou d’un autre.

Quand a-t-on commencé à voir dans ces objets des œuvres d’art ?

Maurice Godelier. Jules Ferry considérait que les masques africains étaient des objets vulgaires qu’il fallait séparer des autres. Il ne les trouvait pas beaux mais curieux. Au début du XXe siècle, de jeunes peintres comme Picasso et Matisse cassent le regard, bouleversent l’univers de l’art classique qui prônait l’imitation de la nature. Ces statues africaines ou océaniennes qui ne cherchent pas à imiter le corps humain leur parlent directement. Mais l’abstraction dans l’art n’est pas un fait récent. Deux mille ans avant Jésus-Christ, avant l’art grec classique, l’art dit des Cyclades était des plus abstraits. Les morts ou les dieux étaient représentés par des visages plats où étaient gravées seulement deux fentes, les yeux.

La création traditionnelle est-elle encore vivante ou bien fait-elle partie déjà d’un patrimoine ?

Maurice Godelier. Certains fabriquent aujourd’hui des masques pour touristes comme nous produisons des tours Eiffel. Ces objets sont des souvenirs, de l’art d’aéroport. Mais il existe encore des sociétés qui ne sont pas totalement christianisées et qui produisent des objets traditionnels pour elles-mêmes. Une partie de la production est destinée à leurs rites, une autre est vendue sur le marché mondial. Les auteurs et les œuvres sont les mêmes. C’est souvent parce que ces sociétés continuent à s’en servir, parce que ce n’est pas seulement pour elles une marchandise, que le masque fabriqué pour être vendu sur le marché reste de bonne qualité. L’objet rituel a une âme, il est investi de beaucoup de force, de signification. Dans le nord du Mexique, des potiers vont photographier dans les musées des poteries découvertes dans leur sol par les archéologues, pour en reproduire les motifs. Ils les vendent aux touristes américains jusqu’à 1 500 dollars la pièce mais la qualité est fabuleuse. Certes, une partie des significations des mythes et des rites a disparu avec la christianisation de beaucoup de ces peuples. Mais le christianisme se mêle souvent à des représentations locales plus anciennes. Ces transformations n’ont pas tué l’art et les formes d’art qui se développent alors produisent des objets « métissés » souvent très beaux, comme l’a montré l’historien Serge Gruzinski. On voit aussi, dès le XVIIe siècle en Océanie, des hommes fabriquer des objets traditionnels de qualité, aujourd’hui dans nos musées, en vue du prochain passage de marins européens. En développant systématiquement leur production, ils réorientaient une partie de leur culture, de leur dispositif esthétique, de leur création.

Présupposer que la mondialisation entraînerait une décadence, c’est partir du principe qu’il existerait des peuples vivant sans contact avec d’autres, donc non pervertis...

Maurice Godelier. Les peuples ont toujours été en contact les uns avec les autres. Dès les temps préhistoriques, les objets circulent. On a trouvé sur de nombreux sites des pierres polies venant de 500 kilomètres à la ronde. Elles sont arrivées là par le biais d’échanges entre groupes locaux : nomades ou non : parce qu’elles avaient les qualités requises pour fabriquer des outils, des armes ou des objets rituels. L’idée selon laquelle les sociétés seraient des groupes fermés sur eux-mêmes et dotés d’une identité éternelle n’a pas de sens. En changeant de destination, les symboles peuvent se charger d’une signification nouvelle. La Vénus de Milo avait été sculptée pour un temple. A l’époque, son corps était celui d’une déesse et non une belle femme. Par ailleurs, Jean-Pierre Vernant nous a montré que le corps des athlètes grecs sculpté dans la pierre suggérait au spectateur la beauté immortelle des dieux et des déesses. Il a fallu attendre la Renaissance pour voir renaître un intérêt pour ces objets mais ils ont pris alors un sens différent lié au contexte de l’Europe post-médiévale.

Quel est l’intérêt d’un musée ?

Maurice Godelier. Je suis pour les musées. Compte tenu de la culture occidentale actuelle, de l’engouement populaire pour le passé, l’exposition de pièces remarquables peut intéresser les publics les plus divers et nombreux à la culture. En tant que professeur d’université, on peut peut-être faire cours à six cents étudiants et leur apporter quelque chose. Mais un lieu comme le Quai Branly va attirer chaque année des centaines de milliers, voire plusieurs millions de visiteurs de toutes conditions sociales et de toutes formations culturelles. Ceux qui font un musée, que ce soit un musée d’art ou des civilisations, assument, qu’ils le veuillent ou non, une très grande responsabilité politique, culturelle et sociale.

Cette tradition du musée existe-t-elle en Afrique, par exemple ?

Maurice Godelier. L’expansion coloniale a entraîné la création d’un certain nombre d’Etats coloniaux. Ces créations politiques artificielles se sont transformées, en partie grâce aux luttes de ces peuples pour leur indépendance, en Etats indépendants. Au départ, beaucoup de sociétés d’Afrique et d’Océanie n’étaient pas gouvernées par des Etats. Après l’indépendance, il a fallu construire des nations qui viennent transformer les Etats coloniaux en Etats-nations. En Europe, nous avons suivi un processus différent. Les nations européennes se sont formées en même temps que leurs Etats. Le Cameroun, qui fut une colonie allemande, possède aujourd’hui plusieurs musées. On y trouve des masques qui étaient auparavant des forces vivantes conservées dans les cases des chefs, au sein des tribus. Ces musées modernes, liés à des processus historiques, servent désormais à souder des identités nouvelles à des formes de vie et de pensée que le monde contemporain tend à faire disparaître ou à marginaliser. Les identités nouvelles sont toujours des identités hybrides mêlant le passé et le présent, ce qui vient de chez soi et ce qui vient d’ailleurs. C’est en cela qu’elles sont à la fois une force sociale et un enjeu politique pour préparer leur avenir. En créant des musées chez eux, ces nouveaux Etats contribuent à se mettre eux-mêmes en valeur et à soustraire leur patrimoine à l’envie et au pillage des collectionneurs de l’Occident.

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