Le Louvre, à bien des égards, est un laboratoire : pionnier en matière d’autonomie financière, ce fut aussi le premier musée national à instaurer l’accès gratuit un dimanche par mois. Cette exception dominicale prit valeur d’exemple en se propageant à d’autres établissements, Grand-Palais, Orsay ou Guimet. En septembre dernier, le prestigieux musée fit une sérieuse entaille au principe de gratuité qu’il avait remis au goût du jour dans les années 1990 : il fut décidé que les artistes devraient payer pour accéder aux collections et aux expositions, ainsi que les enseignants qui n’auraient pas programmé de visite scolaire. Seulement voilà, la polémique suscitée par cette nouvelle a récemment pris une tournure si politique que le Louvre vient de décider de faire machine arrière. Pour les artistes seulement, qui n’auront pas à s’acquitter d’un droit d’entrée. Anne Hidalgo, secrétaire nationale à la culture au Parti socialiste, s’était dite inquiète de « cette dérive qui rompt avec la politique en faveur des publics menée par le musée dans le cadre de sa mission de service public. Cette illusoire recherche de la « rentabilité » démontre que les objectifs premiers d’un musée sont perdus de vue, en particulier son rôle éminent d’éducateur ». Les remous avaient même fini par gagner les arcanes du pouvoir. La cerise sur le gâteau est venue du Figaro qui révéla que le Louvre avait fait cadeau de la gratuité pendant dix ans aux 140 000 salariés de l’entreprise Total, qui avait déboursé 4,5 millions d’euros pour rénover une de ses galeries.
1793, LA LIBERTE DE VISITE
Le cocktail était trop parfait pour ne pas réactiver le vieux débat sur l’accès à la
culture. Ce revirement arrive donc à point nommé pour apaiser une situation qui aurait pu s’envenimer. Le musée renonce à prendre le risque de porter atteinte, une fois de plus, à l’utopie politique déjà très ébranlée qui présidait à son ouverture en 1793. La gratuité pour tous, alors de mise, répondait à trois principes fondateurs : « Pour les révolutionnaires, le patrimoine national constitue l’héritage des citoyens et cette propriété collective suppose une liberté de visite », explique Delphine Samsoen dans les Tarifs de la culture (1). « Le musée est également un outil d’éducation et d’édification du peuple. (...) Mais pour la République naissante, le musée est avant tout le lieu d’apprentissage des artistes, des artisans et des ouvriers d’art. » La multiplication et la modernisation des musées, conjuguées aux difficultés économiques, ont fini par avoir raison des grandes idées. C’est sur les cendres de la gratuité que sont nées des politiques tarifaires prises entre deux feux : d’une part, le souci de faciliter l’accès au plus grand nombre et, d’autre part, celui de répondre à des critères d’ordre économique. Une situation que François Rouet, économiste au département études et prospectives du ministère, résume ainsi : « Il y a des objectifs non marchands dans un contexte marchand. » Les tarifs adaptés aux différents publics : jeunes, étudiants, seniors, Rmistes, chômeurs, artistes et les autres : sont le résultat de ce compromis.
LOUVRE, LE BOOM DES ENTREES
Durant la dernière décennie, l’entrée au Louvre a connu un véritable boom, passant de 5,50 Ä à 8,50 Ä. Pour accéder aux expositions, il faut aujourd’hui verser 13 Ä. « Les musées nationaux, dont les droits d’entrée avaient diminué au cours de la décennie 1970, s’engagent dans les années 1980 jusqu’au milieu des années 1990 dans une logique de rattrapage, régulière et beaucoup plus rapide qu’elle ne l’avait jamais été », retrace Xavier Dupuis, chercheur au CNRS, dans les Tarifs de la culture (1). Après le Louvre, c’est le château de Versailles qui a connu les plus fortes hausses (2). Pour corriger les effets du marché, il faut une ferme volonté politique. C’est sous l’impulsion de Philippe Douste-Blazy puis de Catherine Trautmann que fut lancé le premier dimanche du mois gratuit. « L’idée est venue du politique qui a rejoué son rôle », avance Claude Fourteau qui s’est battue au Louvre pour la gratuité dominicale.
Aujourd’hui, les politiques culturelles semblent en berne. Le sentiment d’échec qu’ont laissé les mesures de démocratisation culturelle a sans doute contribué à ce détachement : « Nous vivons une période où l’économique prime. Les efforts pour rendre la culture accessible au plus grand nombre n’ont pas été confortés par des résultats, ce qui explique peut-être le manque cruel de politiques publiques », explique Claude Fourteau. De fait, la gratuité est loin de faire l’unanimité, malmenée par les chiffres de fréquentation qui refluent une fois passé l’effet de surprise. Victime aussi d’un argument un brin psychanalytique : il faudrait payer pour sentir pleinement la valeur d’une visite au musée... « Toutes les études montrent que les critères financiers ne sont pas les premiers moteurs d’une sortie culturelle, confirme François Rouet. Ce qui ne veut pas dire que le prix ne compte pas. Trop élevé, c’est un obstacle. » Anne Gombault, professeur de management culturel, complète : « La gratuité n’est pas un gage d’accessibilité. Elle ne déclenche pas à elle seule la visite au musée. En revanche, si on se saisit de l’occasion pour réfléchir à un accompagnement, alors un apprentissage de l’expérience de visite gratuite est possible. » De plus, quand des politiques tarifaires ciblées obligent le chômeur ou le Rmiste à tendre un justificatif, la gratuité pour tous permet d’abaisser des barrières psychologiques en supprimant le passage en caisse. Le débat, un peu vite tranché, comporte donc des ramifications plus complexes qu’il n’y paraît.
MANAGEMENT CULTUREL
Les déboires des artistes et des enseignants sont sans doute le signe de cette atonie politique. Pour Catherine Binon, secrétaire générale du Syndicat national des artistes-plasticiens, « la décision du Louvre rend compte de la pauvreté des politiques culturelles ». Elle précise : « Les artistes sont considérés comme un « public captif », c’est-à-dire qu’en termes marketing, on sait qu’ils viendront, de toute façon, que l’entrée soit gratuite ou non. » Voilà pour la partie émergée de l’iceberg. En creux, l’événement laisse transparaître une vraie lame de fond : « Valeur de marché », « variable stratégique », « actions prix », « attribut de valeur de la relation d’échange... » On croyait ce lexique cantonné à l’univers des banques et des grands magasins, mais il commence à gagner des sphères où le management était tabou hier encore. « Aujourd’hui, les tarifs sont gérés comme des prix : c’est une variable stratégique au service des objectifs des musées : survie, développement, accessibilité. Le pragmatisme l’emporte : même la gratuité s’intègre dans la stratégie de prix des musées, et peut en constituer le pilier central. Les subventions publiques ne peuvent pallier les besoins financiers de plus en plus importants d’organisations culturelles de plus en plus nombreuses qui proposent une offre toujours plus riche. La tendance est générale au niveau international, même si les degrés d’apprentissage varient suivant les pays. La France et l’Espagne restent encore sur des politiques tarifaires assez traditionnelles, à l’exception de quelques grands musées, au premier rang desquels le Louvre », décrypte Anne Gombault.
PLUS D’INDEPENDANCE
Pour avoir toute latitude de développer leurs ressources, les musées nationaux veulent plus d’indépendance. Quatre, et non des moindres, y sont parvenus. L’expérience menée au Louvre a servi de ballon d’essai. En 1993, il devient Etablissement public administratif (EPA). Le château de Versailles le rejoint en 1995, avant Orsay et Guimet qui sont venus gonfler les rangs début 2004. Ce statut méconnu leur permet de définir eux-mêmes leurs tarifs votés dans un conseil d’administration qui offre deux voix aux représentants des ministères de la Culture et du Budget. Les EPA ne versent rien au pot commun, géré par la Réunion des musées nationaux en charge de la redistribution. « Avant, la mutualisation permettait que les recettes du Louvre servent à acheter une pièce pour le musée de Pau. Ce n’est plus le cas, pointe Nicolas Monquaut, secrétaire général de la CGT-Culture. Les EPA encaissent leurs propres recettes. Ils ont donc tout intérêt à augmenter leurs tarifs. » François Rouet, au ministère, assure que « l’autonomie a tendance à devenir la norme » et que les musées des collectivités territoriales l’appellent d’ailleurs de leurs vœux. On imagine mal cette logique du « chacun pour soi » s’accorder longtemps avec le souci d’élargir l’accès à la culture. Alors, peine perdue ? « Au Louvre comme ailleurs, une marge de manœuvre existe au-delà du poids de l’économie », affirme Claude Fourteau qui en sait quelque chose. « Mais pour faire passer certaines mesures comme la gratuité, il faut parfois violenter les institutions. » M.R.
1. Les Tarifs de la culture, sous la direction de François Rouet, La documentation française, 2002, 20 Ä.
2. La hausse des tarifs vaut d’ailleurs aussi pour le théâtre et le cinéma dont le prix moyen a triplé en vingt ans.
CAPITAL CULTUREL OU ECONOMIQUE ?
Hasard de l’actualité, la question de la gratuité agite de nouveau les institutions culturelles. Table ronde avec Catherine Guillou, directrice des publics au Louvre, Laurence Herszberg, directrice du Forum des images et Jack Ralite, animateur des États généraux de la culture.
Pourquoi, au Louvre, avoir décidé de redonner la gratuité aux artistes et non aux enseignants ?
Catherine Guillou : Les enseignants n’ont jamais vraiment perdu la gratuité. Ils conservent l’accès libre dès lors qu’ils sont dans une démarche pédagogique avec le projet de venir au Louvre avec leur classe. Nous voulons instaurer une logique de partenariat avec eux comme avec les artistes. Ce partage de moyens est nécessaire si nous voulons élargir la gratuité en direction des personnes qui en ont le plus besoin, dont le capital économique, social mais aussi culturel est le plus faible. Or il nous semble que les enseignants ont un capital culturel à partager. La restauration de la gratuité pour les artistes est le résultat d’un ensemble d’échanges avec le président de la Maison des artistes. Nous envisageons de travailler avec eux de manière plus étroite en leur demandant d’intervenir dans nos programmations pour jouer de cette complémentarité entre les arts du passé représentés au Louvre et l’art contemporain.
Ne pouviez-vous pas élargir la gratuité en direction des publics prioritaires tout en la maintenant pour les artistes et les enseignants ?
Catherine Guillou : Instaurer une nouvelle politique tarifaire est un processus complexe aux conséquences techniques, administratives et fonctionnelles lourdes. Il arrive qu’il y ait des couacs. Des réajustements deviennent parfois nécessaires à l’aune du quotidien et de la confrontation avec la réalité. Avant, nous connaissions peu les artistes et les enseignants. En créant ces logiques de partenariat, nous avons tissé un lien qui n’existait pas : elles induisent une petite contrainte mais en contrepartie nous possédons maintenant des fichiers nous permettant de leur envoyer des newsletters, des courriers, nos publications et nos programmes.
Jack Ralite : Aviez-vous une idée du coût que la gratuité pour les artistes et les enseignants faisait supporter au Louvre ?
Catherine Guillou : Contrairement à l’augmentation de 1 e du droit d’entrée, les mesures qui concernent les artistes et les enseignants n’avaient pas de motivation économique. Même si nous avons effectivement réalisé des calculs. Toute politique tarifaire cherche à savoir ce que « rapporte » la suppression de telle gratuité ou exonération. Un musée ne peut plus vivre uniquement sur les deniers dévolus par l’Etat. S’il souhaite monter des expositions rares, ouvrir de nouvelles salles et acquérir, il ne peut plus se dispenser d’une dimension économique. Notre politique tarifaire essaie donc de croiser cet enjeu et celui de la démocratisation culturelle. Laquelle connaît aujourd’hui une situation d’échec.
Jack Ralite : Je ne pense pas que les tentatives de démocratisation culturelle aient échoué. A un moment donné, la Ville d’Aubervilliers a pris une décision politique, en créant un théâtre en 1965 sans aides de l’Etat, qui en elle-même était démocratisante. J’aimerais que tous les arrondissements de Paris possèdent autant d’équipements que la Seine-Saint-Denis... Il ne faut jamais oublier la part du symbolique dans la vie. La référence constante à l’économie m’inquiète. J’entends bien que le Louvre rencontre des problèmes, cela dit, depuis qu’il est autonomisé, toutes ses recettes retournent dans ses caisses.
Catherine Guillou : 20 % de la billetterie reviennent aux acquisitions des œuvres !
Laurence Herszberg : Un mot sur votre politique de « donnant-donnant ». Dans la logique du partenariat, vous ferez venir des plasticiens reconnus au détriment des jeunes qui continuent à apprendre, notamment en copiant les œuvres. Or depuis des siècles, le Louvre permet aux artistes de se former. Vous faites donc disparaître un précieux héritage. Cette politique de partenariat appliquée aux enseignants pose aussi problème : si rien ne remplace le contact direct avec l’œuvre d’art, une médiation est toujours possible. La gratuité permet aux professeurs de Caen, d’Aubervilliers ou de Briançon, qui ne peuvent pas emmener leur classe au Louvre, de transmettre leur connaissance des œuvres à leurs élèves. Vous avez supprimé toute une partie du rayonnement du Louvre qui essaime en dehors de ses propres locaux. Il n’est pas nécessaire d’amener les gens dans son institution pour que la démocratisation culturelle soit en marche.
Catherine Guillou : Nos décisions en direction des artistes n’affectent pas les jeunes étudiants en art, ni les copistes, pour qui nous avons bien sûr maintenu la gratuité d’accès.
Comment, au Forum des images, tranchez-vous cette question de la gratuité ?
Laurence Herszberg : Nous ne sommes pas non plus pour la gratuité totale. Concernant les enseignants, ils représentent de formidables relais. Quand ils viennent au Forum des images voir des œuvres de Renoir ou des films japonais, ils en parleront en classe. Nous avons donc maintenu la gratuité même s’il peut paraître curieux qu’un professeur de physique ou de mathématiques en profite. Par ailleurs, toutes les activités innovantes sont gratuites. Personne ne viendra à notre festival sur les nouvelles images si nous ne suscitons pas l’appétit du public. L’accès deviendra payant plus tard. Reste qu’une politique tarifaire n’a de sens que si elle s’accompagne d’autres choses. L’échec des jeudis à 50 francs dans les théâtres nationaux, qui n’ont pas renouvelé le public habituel, le prouve.
Catherine Guillou : Nous avons le même problème avec les dimanches gratuits. Toutes nos études démontrent que les catégories socioprofessionnelles supérieures sont très représentées ce jour-là. L’expérience prouve qu’il y a un effet d’aubaine qui sert trop peu aux publics qui ne viennent pas d’habitude. En revanche, nous avons constaté une augmentation de la fréquentation des Franciliens. C’est un enjeu important car le Louvre accueille 64 % de visiteurs étrangers.
Claude Fourteau, qui a conduit des études sur les publics des dimanches gratuits, explique au contraire que toutes les catégories socioprofessionnelles sont plus représentées...
Catherine Guillou : Je ne suis pas d’accord. Si elles sont plus représentées, c’est parce que la fréquentation est plus forte.
Laurence Herszberg : Vous dites pourtant que les Franciliens viennent plus. Or le public qui déborde du cadre de Paris est forcément différent.
Catherine Guillou : C’est loin de représenter la majorité. Il existe un effet d’aubaine pour des personnes qui pourraient payer davantage. La vraie question est : pourquoi certains publics ne viennent pas ? Les musées de la Ville de Paris qui sont devenus gratuits ont enregistré 27 % d’augmentation de fréquentation la première année. Si ces résultats perdurent, il faudra en tirer des leçons très sévères... Mais qu’arrivera-t-il sur la durée quand ces musées n’auront plus les moyens d’acquérir, d’améliorer leurs services, de maintenir leurs locaux en état ?
Laurence Herszberg : Il ne suffit pas que tout soit gratuit, il faut encore aller chercher le public. L’été, nous projetons gratuitement des films en plein air dans le cadre du « Cinéma au clair de lune ». Les spectateurs sont à la fois des cinéphiles et des familles du quartier qui n’ont pas l’habitude d’aller au cinéma.
Catherine Guillou : Les dimanches gratuits étaient, jusqu’à récemment, une coquille vide. Depuis un an, nous organisons des programmations spécifiques. Nous demandons par exemple à des étudiants en art de jouer le rôle de médiateurs d’un jour, de commenter une œuvre ou de proposer des parcours. L’initiative permet à des gens qui parlent le même langage et qui ont les mêmes centres d’intérêt de se rencontrer. Il est important pour le Louvre de casser son image de temple du savoir savant et de l’élitisme.
Des tarifs différents selon les publics sont-ils plus efficaces que la gratuité totale ?
Laurence Herszberg : Bien sûr. Pour pouvoir adapter les programmations aux publics, il faut segmenter. Cessons de penser que tout le monde doit avoir un accès uniformisé à la culture. Cela ne me gêne pas que la place la plus chère à l’Opéra de Paris coûte 100 e. Tant qu’il existe des places à 5 e...
Jack Ralite : La télé est gratuite, les journaux sont gratuits, Internet est gratuit, les grandes manifs parisiennes sont gratuites. Nous sommes entrés dans un processus massifiant. Pourtant le public est prêt à payer quand il est intéressé. Je ne suis pas d’accord avec la gratuité, sauf quand elle est ciblée socialement.
Quelles sont les conséquences possibles de l’autonomisation des grands musées nationaux ?
Jack Ralite : Un jour, le Louvre risque de se retrouver coincé. Le gouvernement lui demandera de se débrouiller entièrement pour trouver de l’argent, sous prétexte que c’est un Etablissement public autonome. Aujourd’hui, les discussions budgétaires sont devenues prioritaires dans les conseils d’administration. On commence toujours par faire des comptes. Il nous manque une instance qui permette aux différentes institutions culturelles de se retrouver pour débattre des enjeux plus fondamentaux de la culture. Propos recueillis par M.R.