Maison des Métallos, Paris, le 3 mai 2012 :
en compagnie de ma camarade Rosa Lo,
je vais voir Naz, spectacle créé en 2010 et
commandé par Culture Commune, basée à
Loos-en-Gohelle, scène nationale du bassin
minier du Nord-Pas-de-Calais, dans le souci de réagir au
développement de l’extrême droite en France, et en particulier
aux groupes néonazis, en extension dans cette région. Le
spectacle y a tourné, et il est présenté à Paris entre les deux
tours de l’élection présidentielle. Le texte a été demandé à
Ricardo Montserrat, fils d’antifascistes catalans, artiste engagé
au Chili contre Pinochet, et en France plus récemment contre
les violences sociales et économiques. Naz a ainsi été écrit
après une enquête de terrain et est constitué de deux parties,
un monologue d’un jeune néonazi et un débat avec le public.
1. La bonne volonté
De toute évidence, ce spectacle est empreint de la meilleure
volonté du monde : combattre l’extrême droite dans ses formes
les plus violentes, prenant à bras-le-corps les problèmes réels
de la société française, et européenne, au début du xxie siècle.
La fin du spectacle est elle-même symbolique de cette volonté
affichée d’agir : le comédien, qui incarne pendant une heure
le jeune néonazi, s’arrête subitement, sort de son rôle, dont
il dit ne plus pouvoir, et annonce l’ouverture d’une discussion
avec la salle et le metteur en scène, qui arrive alors au plateau.
Discussion présentée comme la
justification du caractère et de la
valeur « politique » du spectacle,
dont le livret d’accompagnement
précise sur la première page qu’il en
va en effet de « théâtre politique ».
On aurait ainsi la conjonction de trois
éléments posés comme solidaires :
un dispositif d’échange public
articulé au spectacle, impliquant
l’idée qu’une vérité du théâtre se
révélerait in fine dans le principe
de l’assemblée, un monologue
d’un jeune néonazi, documenté à
partir d’un travail d’enquête, une
étiquette de « théâtre politique » qui
situe d’emblée le cadre. En somme
la construction d’une catégorie,
exemplaire, au sens à la fois
paradigmatique et moral.
2. Là où le dispositif trébuche
Dès le début de la discussion ce
soir-là, que le metteur en scène
a introduite en disant que le
personnage ne dit pas que des bêtises et que nous pouvons en discuter, un homme prend
la parole pour dire sa sympathie, au sens fort, à l’égard du
personnage et avancer plusieurs propositions sur « l’âme » et
« le territoire », énoncés un peu nébuleux faits d’une voix atone,
mais qui suffisent à situer l’interpellation du côté de l’extrême
droite. Le metteur en scène passe immédiatement la parole
à quelqu’un d’autre, alors qu’il avait « pris » la précédente
intervention. Il ne réagira jamais effectivement à ce qui a été dit,
bottant en touche à chaque fois : une autre intervention de ce
spectateur sera pareillement phagocytée comme n’ayant pas
droit de cité. Manifestement le dispositif n’est pas prévu pour
une parole de ce genre. On préférera parler tout au long du
reste de la discussion d’« eux », de « ils », de « ceux qui », dans
l’ignorance, la négation, de cet autre, présent parmi « nous »,
grumeau du groupe, qui est évidemment de « ceux-là » mais
auquel on ne peut pas s’adresser, visiblement. Pourquoi ne
pas parler avec lui ? Parce qu’intellectuellement il aurait fallu
travailler autrement ? Justifier ses choix et déconstruire les
catégories du discours de l’extrême droite, ce qui suppose des
connaissances et un savoir, à tout le moins du dialogue, fût-il
tendu ? Probablement aussi, et plus fondamentalement, parce que cet apparent dispositif de débat
n’en est pas un, et que sa fonction
n’est pas de s’affronter à cet autre à
combattre, mais de tout autre chose.
Devant le malaise créé par
l’intervention d’extrême droite –
malaise légitime, mais qu’il eut fallu
dépasser et affronter –, l’ambition
« politique » du spectacle s’éclaire
alors d’un autre sens : il s’agissait
de rester « entre soi », gens de bien,
censément démocrates libéraux que
nous sommes. Le spectacle fabrique
un « nous ». Le choix dramaturgique
s’éclaire aussi : les néonazis –
et non l’extrême droite, dont les
limites sont bien plus extensives
– sont notre faire-valoir. Tout le
dispositif de la discussion est
fondé sur le partage de la certitude
qu’une frontière étanche nous sépare des mauvais, dont la présence, inattendue
et intempestive, empêche la bonne conscience de se
réassurer. Et tout à coup ce théâtre de la bonne volonté est
apparu dans toute la violence implicite qui le fonde et qui
n’apparaît que rarement : son alibi fondamental, sa fausseté
politique. Il s’agissait non pas de combattre l’extrême droite,
mais de se dire et de se sentir du bon côté. Fabriquer du
groupe n’est pas un enjeu nécessairement faible, sauf si
c’est dans la violence de la négation de l’autre, fût-il luimême
dans une idéologie de la violence (en l’occurrence,
ce spectateur intervenait de façon très pondérée). Ce
spectacle reprendrait-il à son compte le mot de Saint-Just :
« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ?
Nietzsche attaquait dans les années 1870 le « philistin
de la culture », qui aime l’art et la science pour autant
que ceux-ci servent à le faire briller et à alimenter son
sentiment d’appartenance au Reich. Il y a aujourd’hui une
figure contemporaine de « philistin de la culture » qui attend
de la fréquentation des choses de l’art la validation de sa
générosité et de son souci du monde, tant que le monde ne
vient pas troubler l’image qu’il s’en fait. « Démocratie » serait
le signifiant maître de ce sentiment de supériorité. L’institution
est très friande de ce type de travail, la longue tournée de
Naz en témoigne, et l’abondante presse louangeuse qui
l’accompagne aussi. Mais le paternalisme de Naz a ce soirlà
été pris au piège de sa propre mauvaise foi, je cite la
plaquette : « Chaque soir, après le spectacle, un débat avec
l’équipe artistique et ses invités propose (…) d’imaginer
comment chacun pourrait réparer, raconter, relier, relever, libérer ces enfants perdus. »
Et quand un de ces « enfants
perdus » se présente à la noble
assemblée, il crée un tel malaise
que ça débande littéralement dans
le théâtre politique en question.
Il ne s’agit pas ici de défendre
l’extrême droite, mais d’instruire
une critique de la démocratie
libérale de l’intérieur de son propre
discours, précisément là où elle
invente des dispositifs qui n’ont
plus rien ni de démocratique ni
de libéral. Se joue ici, comme trop
souvent, l’illusion du théâtre comme
force agissante sur le monde, le
sempiternel alibi politique – qui
n’est peut-être effectif que dans
l’abandon de cette volonté. Mais il
en va aussi et plus précisément de
l’extrême droite comme motif utile :
cette proposition Naz peut nous
permettre d’apercevoir quelque
chose de la fonction de l’extrême
droite, en dehors de son fait,
comme élément de discours. (Elle
est l’autre absolu, et la fascination
qu’elle suscite est à la mesure
de la transgression libidinale que
son vote contient – et que le
vote d’extrême gauche ne promet
pas du tout, en quoi, entre autres
raisons, on ne peut les penser
comme des opposés symétriques.)