Accueil > Société | Par Jean-Claude Oliva | 1er mai 2000

On a séquencé le génome humain !

Entretien avec Bertrand Jordan

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Comme l’a été la conquête de la lune pour les années 60, le séquençage du génome humain est le grand programme scientifique de notre époque. Une prouesse technologique qui a vu les laboratoires impliqués dans cette recherche multiplier par dix leurs performances en deux ans ! De quoi s’agit-il ? Le génome est l’ensemble de l’ADN (acide désoxyribonucléique) d’un organisme vivant, qui contient des messages génétiques de toutes natures. On appelle séquençage la détermination de l’ordre des nucléotides, les unités élémentaires des ADN. Dans un climat de sévère compétition entre privé et public, l’entreprise Celera a déjà annoncé détenir toutes les séquences mais pas dans l’ordre ! De son côté, le consortium international de laboratoires publics dit posséder, en bon ordre, plus de 70 % du génome humain. Au-delà des effets d’annonce, d’ores et déjà "la recherche sur le génome humain a produit une quantité impressionnante de résultats" souligne Ségolène Aymé. Il faut s’interroger sur la portée de ce qu’Antoine Danchin n’hésite pas à qualifier de "révolution génomique". A partir de la connaissance de la réalité dans ce qu’elle a de complexe et de multiforme, sans impasse sur les incertitudes de la recherche ni sur les contradictions sociales qu’engendrent ses avancées. Enjeux ? Un impact majeur sur la société, son système de soins, un bouleversement de l’organisation de la recherche, de nouvelles questions éthiques, etc. Sans oublier, bien sûr, des appétits financiers aiguisés, à l’origine d’une véritable guerre économique dont Nicolas Chevassus-au-Louis décrit les dernières péripéties. Et puis, ce n’est pas le moindre, la façon dont on définit l’être humain, son comportement, son caractère. Comme le montre Bertrand Jordan, les généralisations du "tout génétique" sont trompeuses. Il faut se garder de confondre prévision statistique et destin individuel : le nôtre n’est pas inscrit dans nos gènes. L’hérédité et l’environnement, l’inné et l’acquis interviennent en proportions variables et souvent difficiles à définir, l’une ou l’autre peuvent prédominer selon les situations, c’est leurs interactions qui s’avèrent déterminantes. Avec le séquençage qu’apprend-on sur l’être humain, ses maladies, son caractère, sa sexualité ? Quels sont les nouveaux horizons de la biologie ? Que peut-on attendre pour la santé, diagnostic et thérapie ?

Le séquençage du génome humain est quasiment terminé. Est-ce le fin mot de l’humanité ? Est-ce la clé pour tout connaître sur l’Homme (ses maladies, son caractère, sa sexualité, son avenir, etc.) comme on l’entend souvent ?

Bertrand Jordan : Non, bien sûr, ce n’est pas "le fin mot de l’humanité". Le patrimoine génétique, l’assortiment des versions (allèles) de gènes, dont nous héritons de nos parents intervient, tout comme notre environnement, notre histoire personnelle, les circonstances économiques et sociales... C’est de l’ensemble de ces éléments (et de leurs interactions) que découlent finalement maladies, caractère, sexualité... Mais il existe actuellement une forte tendance à tout attribuer au déterminisme génétique : la mutation d’un gène rendrait fatalement malade ou homosexuel ou criminel ; l’ensemble des traits de l’individu (santé, caractère, comportement) découlerait fatalement du patrimoine génétique. Il s’agit là manifestement d’une interprétation biaisée d’avancées scientifiques bien réelles. Le débat à la fois idéologique et scientifique sur les rôles de l’hérédité et de l’environnement ne date pas d’hier. La fin du XIXe siècle et le début du XXe ont été dominés par les théories eugénistes. Le rejet du nazisme a conduit à privilégier les explications selon lesquelles le comportement humain résulterait avant tout des circonstances familiales, économiques ou sociales. Cette vision a parfois été poussée à l’absurde dans les décennies d’après-guerre en attribuant par exemple une responsabilité écrasante aux parents d’enfants autistes ou attardés mentaux. Mais l’actuel renouveau de crédit apporté aux données génétiques va si loin que l’ambiance à cet égard peut ressembler à celle des années vingt ou trente ! Les raisons de ce raz-de-marée du "tout génétique" sont aussi, et peut être surtout, sociales et idéologiques. Avec le triomphe mondial du capitalisme, auquel ne s’oppose plus aucune alternative, nos sociétés marchandes tendent à se décharger de toute responsabilité dans le devenir des individus. Elles accueillent donc favorablement des théories qui attribuent le destin des personnes à leurs gènes plutôt qu’à leur éducation, leur environnement et leur condition sociale, y trouvant une justification "biologique" à l’existence d’inégalités qui tendent à s’accroître, et en tirant d’excellents arguments pour écarter les mesures, forcément coûteuses, qui pourraient limiter cette dérive. Ce n’est pas un hasard si cette tendance prévaut aux Etats-Unis.

Mais que peut-on en dire d’un point de vue scientifique ?

B.J. : C’est une erreur grossière qui consiste à généraliser à partir de quelques cas où, en effet, une certaine mutation dans un certain gène entraîne systématiquement une maladie. Par exemple, une maladie neurologique incurable, la chorée de Huntington, dépend d’un déterminisme génétique très fort. Si le gène est muté, la personne sera atteinte de cette maladie, il n’y a pas de marge. La mutation peut être décelée très tôt dès l’enfance et la maladie apparaîtra vers 40 ans.Mais ce n’est pas le cas général. Dans la plupart des maladies dites "génétiques", les gènes peuvent être altérés de plusieurs façons : il y a la version standard d’un gène que l’on retrouve chez la grande majorité des personnes "normales" et différentes variantes plus ou moins fonctionnelles. Concernant, par exemple, la mucoviscidose, plus de 600 anomalies ont été répertoriées. De plus, la même mutation n’a pas le même effet suivant les individus. Pour une même anomalie, une personne peut être gravement malade et d’autres légèrement ou pas du tout atteintes ! L’effet du gène dépendra de l’interaction avec d’autres gènes et de très nombreux facteurs non génétiques tels que la grossesse, l’alimentation, l’histoire personnelle, etc. Pour l’hémophilie qui dépend souvent d’une même défectuosité assez simple, dont l’effet est constant, le résultat pour la personne dépend complètement de l’époque et de la société : avant 1950, il n’y avait pratiquement pas de traitement, ensuite en moins d’une génération, l’affection a été presque entièrement contrôlée avec les produits coagulants, puis l’apparition du Sida et la tragédie du sang contaminé ont entraîné la mort de la moitié des hémophiles en France. L’état de santé ne dépend pas que de la mutation d’un gène mais bien de conditions sociales qui déterminent l’accessibilité d’un traitement ou la qualité du contrôle sanitaire. Tout cela renvoie à la différence fondamentale entre génotype (ce qui est inscrit dans les gènes) et phénotype (l’état de la personne à un moment donné de son histoire). Notons enfin que la prédisposition à une maladie n’indique en rien l’état de la personne. Selon la version d’un gène, une personne aura cinq fois plus de risques d’être diabétique. Et des employeurs ou des assureurs pourraient la considérer comme une personne malade. Mais si en moyenne le risque d’être diabétique est de 1 %, il ne sera que de 5 % pour cette personne : elle aura donc 95 % de chances de ne pas être malade !Quant au déterminisme génétique de traits de caractère ou de l’orientation sexuelle, c’est un domaine où la plupart des "résultats" obtenus (et abondamment médiatisés) ont été contredits par les études ultérieures...

S’agit-il d’une révolution en biologie, à mettre au rang des découvertes capitales comme par exemple celle de l’ADN ? Quelles sont les grandes questions qui demeurent et les nouveaux horizons qui s’ouvrent à la biologie ?

B.J. : C’est effectivement une étape capitale, et dont beaucoup pensaient qu’elle ne serait pas atteinte si vite. C’est une découverte "programmée", moins nouvelle, moins imprévue que celle de la structure de l’ADN, mais elle aura certainement beaucoup de conséquences en biologie. Le fait d’avoir des sortes d’atlas des gènes accélère les travaux sur de grandes questions fondamentales de la biologie. La question du développement : comment un organisme complexe se développe-t-il à partir d’une seule cellule ? Celle de l’évolution : quels sont les mécanismes de filiation entre des organismes différentes ? Sur ces deux questions, la comparaison entre les séquences d’ADN humains et d’autres organismes amènent des progrès rapides. On trouvera plus facilement chez la mouche que chez l’Homme, les gènes qui gouvernent le développement. Et on pourra chercher ce qui dans le génome humain ressemble à leur séquence complète. On va directement du mutant de la mouche drosophile à l’identification chez l’Homme du gène impliqué dans le développement. C’est une grande accélération et un changement de nature de la recherche biologique qui repose moins sur des expérimentations et davantage sur des similitudes repérées avec de puissants outils informatiques. Pour l’évolution, on se basera sur la proximité des séquences d’ADN. En revanche, en neurobiologie, l’apport immédiat de la génétique est moins évident.

Du point de vue de la santé, quelles sont les promesses en termes de prévention et en termes de thérapie ?

B.J. : En termes de diagnostic individuel, des progrès très rapides sont à attendre. La généralisation sous forme de dépistage est plus ou moins possible selon les cas (problème des multiples mutations possibles). Les progrès en thérapie (qui en découleront certainement) sont à plus long terme, qu’il s’agisse de thérapie classique ou de thérapie génique. Donc on peut prévoir un accroissement du décalage entre diagnostic et thérapie, qui pose des problèmes psychologiques et économiques tout à fait sérieux. En reprenant l’exemple de la chorée de Huntington, il faut distinguer la localisation du gène, qui a été effectuée en 1983 et a aussitôt permis un diagnostic prénatal ou présymptomatique, de l’isolement effectif du gène qui n’est intervenu qu’en 1993. Et dix-sept ans après, on commence à peine à comprendre son fonctionnement. Ce n’est qu’au terme d’expériences longues et laborieuses que peut venir un traitement. Quant à la thérapie génique, cette approche prometteuse se révèle plus délicate que prévu. Tout ce que nous savons faire aujourd’hui, c’est intégrer un gène au hasard, en un point quelconque d’un certain chromosome : on ne remplace pas le gène défectueux mais on rajoute un gène équivalent et fonctionnel ailleurs dans le génome. On a cru aboutir à un traitement en faisant l’économie d’une étude détaillée de la manière dont le défaut d’un gène entraîne une maladie mais cette compréhension s’avère aujourd’hui indispensable. n

* Directeur de recherches au CNRS, anime une équipe du Centre d’immunologie de Marseille-Luminy ; vient de publier les Imposteurs de la génétique, Seuil, collection Science ouverte, 178p, 95 F.

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