Accueil > idées/culture | Par Jean-Claude Oliva | 1er janvier 2000

« Parler du communisme, c’est parler de maintenant »

Entretien avec Pierre Zarka

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On ne peut renoncer à fonder rationnellement le communisme, réconciliation de l’homme et de la modernité. Cela nécessite de s’interroger sur les bouleversements technologiques en cours : en quoi appellent-ils d’autres rapports sociaux ? Pourquoi le système capitaliste ne peut faire cette transformation et pourquoi le système soviétique ne l’a pas fait.

Libéralisme", "nouveau capitalisme", on se paie de mots ou quelque chose a changé dans ce vieux système ?

Pierre Zarka : Le capitalisme reste le capitalisme mais il y a tout intérêt à voir ce qui se modifie en profondeur et les problèmes nouveaux auxquels il est confronté. Il se modifie dans sa structure avec une dimension planétaire encore plus affirmée. Il tente d’échapper à la pression de l’opinion publique en créant des structures transnationales. Il prend des contours différents avec les fonds de pension qui drainent des masses énormes d’argent à partir du monde du travail. D’où des contradictions extraordinaires : les retraités ont besoin de retour sur investissement rapide or, avec les nouvelles technologies, il faudrait au contraire investir sur le long terme dans l’industrie, les services. Historiquement le capitalisme a été porteur de développement : qu’il a fait payer très cher aux populations :, il a stimulé le progrès, mais à présent nous entrons dans une phase nouvelle de l’histoire humaine, des connaissances, des techniques. Le travail, davantage intellectuel, exige qualification, et surtout capacité d’initiative. Quand les technologies prolongeaient la main, elles maintenaient une séparation entre travail de conception et d’exécution. Aujourd’hui, en prolongeant les opérations cérébrales, elles tendent à faire disparaitre cette cloison et même à effacer aussi la cloison entre exécution et commandement. Le management tente de mobiliser non seulement les savoirs, les intelligences mais tout le psychisme. Du coup les besoins humains ne concernent plus seulement la reproduction de la force de travail, au sens étroit du terme. Ils s’élargissent pour devenir un levier fondamental du développement de la société. Le capitalisme cherche à s’adapter à cette situation en donnant une part à la financiariation de plus en plus importante. Ces exigences prennent le pas sur la production. Le capitalisme n’est plus le moteur du développement mais tend au parasitisme.

Le capitalisme a donc épuisé sa force propulsive ?

Pierre Zarka : Au XIXe siècle et dans la première moitié du vingtième, le capitalisme a été fondamentalement porteur de développement. Il est encore à l’origine de l’industrialisation, du développement des services dans les Trente glorieuses. La France des années 60 passe en peu de temps de 200 000 étudiants à un million, connait un accroissement considérable des couches moyennes, l’intellectualisation du travail, etc. Cela s’est payé cher. Mais le problème était plus la répartition des richesses que la capacité ou non du capitalisme à porter le développement. Aujourd’hui, il n’est pas à bout de souffle, mais investir le développement scientifique et technologique soulève de très lourdes contradictions. Le capitalisme se concentre sur certains domaines d’activité, en abandonnant d’autres à la casse. C’est vrai aussi de régions entières de la planète comme l’Afrique. La précarité, le chômage ne sont pas non plus des accidents. Notre économie repose à présent pour moitié sur les revenus produits par le travail et pour moitié par la spéculation. Il cherche des sources de richesses en dehors du travail. Autre difficulté, il a besoin de mobiliser les énergies humaines sans réveiller les appétits de justice sociale ou de maîtrise ; c’est la contradiction dans le management entre participation et refus de la démocratie. Jamais les contradictions entre capitalisme et besoins de développement n’auront été aussi aiguës ce qui, à terme, atténue considérablement la capacité propulsive du système.

Est-ce cette nouvelle phase du capitalisme qui justifie le "nouveau communisme" dont parle aujourd’hui le PCF ? Faut-il y voir le retour à un déterminisme économique rigoureux ?

Pierre Zarka : Quand on parle du communisme actuel, c’est souvent pour tirer les leçons de l’Est. C’est indispensable mais pas suffisant. Est-il encore concevable aujourd’hui de penser le communisme ? Nous ne sommes pas communistes par entêtement, par habitude ou par utopie volontariste. Les aspects rationnels du communisme n’ont jamais été aussi présents. Et il ne s’agit pas d’économisme. La réalité de la production, de la circulation des richesses matérielles et culturelles se heurte aux limites du capitalisme. Il y a une formidable extension du caractère social de toute activité. Ce terme ne renvoie pas à une masse informe et anonyme. Le collectif est indissociable de l’individu. On ne connaîtrait pas l’équipe de France de football s’il n’y avait pas onze joueurs. On ne connaîtrait pas Zidane s’il n’y avait pas d’équipe. Le collectif est fait d’individualités. Au travail comme dans la vie sociale, on ressent la nécessité d’un regard global et spécifique de chacun. Il y a une solidarité de fait entre les individus qui n’existait pas auparavant. A l’échelle planétaire, tout le monde a été concerné par Tchernobyl. Penser la société de façon solidaire plutôt que cloisonnée ne relève pas de la bonté d’âme mais d’impératif de développement. C’est ce besoin de mise en commun tant pour l’économie que pour la société en général qui fonde le communisme aujourd’hui. Le capitalisme lui morcèle le travail ou la ville au moment où la société a besoin de mise en commun et de partage. Il y a des siècles que des gens souffrent ; cela fonde le besoin de justice sociale mais pas l’actualité du communisme. Ce qui fonde le communisme, ce n’est pas que les hommes sont malheureux mais qu’ils sont indispensables à tout développement.

Justement, comment définir le communisme ?

Pierre Zarka : Plusieurs définitions coexistent, y compris chez Marx. "A chacun selon ses besoins" a le mérite de coïncider avec le fait que les besoins humains deviennent le levier de développement des sociétés. "Le libre développement de chacun, condition du libre développement de tous" invite à considérer les hommes dans leur totalité, par exemple en se débarrassant de la séparation entre travail et hors-travail ; il y a un échange permanent à présent. L’économie mobilise du savoir, des capacités d’initiative, bref toutes les ressources de la personne humaine qui occupe ainsi une place centrale. Ce n’est pas une question de morale mais d’efficacité. Le communisme revient à organiser la société autour de cette idée. Un point de vue particulier qui participe à une vision de la société, n’est-ce pas aussi la caractéristique des grandes revendications actuelles ?

C’est une revanche des valeurs libertaires sur l’étatisme qui a longtemps dominé la pensée communiste ?

Pierre Zarka : Les conceptions de qui que ce soit ont plus ou moins de portée mais sont toujours datées historiquement. La pensée communiste s’est d’abord structurée au cours de la révolution industrielle. Le capitalisme était alors porteur de développement. La pensée communiste a davantage visé la redistribution des richesses que la maîtrise du développement des sociétés. Dans une société structurée de façon pyramidale, la prise du pouvoir d’Etat a dominé la pensée révolutionnaire davantage que le mouvement profond de cette société. Nous avons même pensé que les structures du capitalisme préparaient au socialisme, au point qu’il aurait suffit de changer la tête de l’économie et de l’Etat sans percevoir que la société se structure jusque dans et par ses moindres molécules. Hypertrophie de l’Etat et délégation de pouvoir se sont alimentées. Aujourd’hui on mesure que l’Etat et les institutions sont perçus comme extérieurs au peuple. La question n’est pas de négliger leur rôle mais d’étendre la pratique de la citoyenneté jusqu’à ce qui parait être aujourd’hui leur domaine réservé.

Les Verts ne sont-ils pas davantage reconnus porteurs de ces deux aspects : maîtrise du développement de la société et citoyenneté plus libérée :, que le PCF ?

Pierre Zarka : On aurait pu le croire quand on les a vus apparaitre. Mais à force de stigmatiser le productivisme, je ne les vois plus porteur de développement. Je partage la critique du productivisme mais on ne peut en rester là. La question est posée d’un développement humain et durable, maîtrisé par les hommes. Sur l’Etat, le discours des Verts a pu apparaitre séduisant. Mais le constat actuel, c’est que si l’on en reste à moins d’Etat, cela se traduit par plus de libéralisme. Ce discours est porteur de sérieuses ambiguités. Comment les citoyennes et les citoyens investissent les responsabilités d’Etat ? Je ne vois pas de traces de réponses chez les Verts à cette question.

L’intervention citoyenne, ce n’est plus ni la révolution, ni la réforme...

Pierre Zarka : "Révolution", le mot mérite de s’expliquer. Il fait penser, dans le pire des cas, au sang et à la violence et dans le meilleur des cas, à des grands bonds autour de la prise du pouvoir d’Etat. Dans l’histoire, il y a effectivement des accélérations, des soubresauts. Les évolutions ne sont pas linéaires et des renversements de logique sont indispensables. Novembre-décembre 1995, est-ce un accident qui ne devrait pas avoir lieu si la société marchait bien ou est-ce un moment de l’exercice de la démocratie ? Pour ma part, je trouve un peu suspecte la vision de la démocratie comme une machine bien huilée fonctionnant sans a-coups. Mais l’histoire se caractérise par des mouvements profonds : à quel moment sommes-nous passés au capitalisme ? Il s’agit de processus de prises de pouvoir économiques, sociales, d’hégémonie idéologique au sens que lui a donné Gramsci. Quel est le point de vue dominant dans la société, celui du monde du travail ou celui des affairistes ou plus probablement un mixte des deux ? Le processus révolutionnaire, c’est la prise de conscience progressive par ce monde du travail qu’il représente une communauté au delà de ses différences, indispensable à la société, et des moyens politiques d’exister. Ce mouvement se traduit par des conquêtes, des acquis, des prises de "pouvoir-faire".

Revenons quand même sur ce qui a échoué. Le communisme à l’Est a marché tant que la base économique le permettait ou n’a jamais marché ?

Pierre Zarka : Je ne souhaite dédouaner personne. A plusieurs reprises au cours de l’histoire, il y a eu des tentatives de réformes à l’Est qui se sont soldées par des échecs. Des gens ont pensé autrement mais ne l’ont jamais emporté. Pourquoi ? On ne peut pas seulement tout renvoyer sur tel ou tel dirigeant. Il y a un problème de conception. Je crois qu’il y avait un côté "prématuré". Mais ce n’était pas une raison pour ne pas essayer ! Autant le capitalisme correspond bien à la révolution industrielle et commence à boiter avec la révolution informationnelle, autant le communisme, c’est plutôt la suite, même s’il s’est structuré à partir de la révolution industrielle.Toute une série de conceptions sont nées dans les limites de la révolution industrielle : hypertrophie de l’Etat, délégation de pouvoir, fossé entre leader et population, etc. Le peuple ne serait que le bénéficiaire des transformations, la pensée révolutionnaire se faisait un peu à l’abri de la société. A cela s’ajoute que dans l’Etat de la Russie, le rattrappage économique est devenu une obsession. Des rapports de commandement ont été hérités soit du tsarisme soit copiés sur le capitalisme. Avancer à l’arraché dans un stade de sous-développement a donné des résultats : alphabétisation, santé, etc. Mais, en se développant, la société a posé des questions nouvelles et les dysfonctionnements ont commencé. Entre la fin des années 50 et 1985, la part des dépenses de santé et d’enseignement dans le produit national brut a baissé, la mortalité infantile s’est élevé. La classe ouvrière s’est trouvé écartée du pouvoir par un parti qui parlait au nom des autres et sans eux. L’effondrement n’est donc pas un accident. Mais il y a une racine commune entre la crise du capitalisme et l’échec de l’Est. Chacun à sa manière n’a pas considéré le développement de la société comme la mobilisation de toutes les capacités humaines.

Finalement, que doit-on entendre dans le titre de l’ouvrage Un communisme à usage immédiat ?

Pierre Zarka : Parler du communisme, ce n’est ni abstrait ni lointain. La difficulté du mouvement social à se développer n’est pas sans lien avec l’absence d’ailleurs politique que laisse l’effondrement de l’Est . Personne n’entre en lutte s’il ne croit pas sa demande légitime et réalisable.Les dirigeants de la société s’ingénient à donner mauvaise conscience à tous ceux qui luttent. Les ingrédients de la réussite sont la légitimité, le sentiment d’aboutir et aussi être fédérés par l’idée qu’il est concevable de penser la société autrement. Les actes les plus immédiats n’ont pas de sens sans cette perspective. De plus, qu’est-ce qui peut rassembler un OS, un ingénieur et un universitaire, si ce n’est une certaine vision de la société ? Réactualiser la notion de classe passe par la mise en perspective d’un projet de société. Parler du communisme, c’est parler de maintenant. Reste le grand problème de se constituer en force politique, prendre conscience de sa force d’intervention... Il y a un rapport direct entre l’action, les moments électoraux : et un réseau d’idées, de liens de cause à effet, d’images, bref, une véritable culture politique intériorisée, une grille de lecture du réel qui se construit dans la durée. La portée des mouvements n’est rien d’autre que l’émergence de cette culture politique. C’est le rôle des idées.

* Directeur de l’Humanité, vient de publier Un communisme à usage immédiat, Editions Plon, 186 p., 98F.

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