Le château de Versailles arbore une grille royale flambant neuve. Les touristes se pressent pour se faire photographier devant cette clôture bling bling qui se veut la réplique exacte de l’ancienne, disparue depuis le XVIIIe siècle. Exacte ? Le hic étant que les gravures et dessins qui nous sont parvenus ne sont pas tous identiques. Coût de ces travaux : environ 5millions d’euros. Voilà un exemple récent. Mais ce n’est pas le seul du genre, loin s’en faut. Côté parc, la façade de l’établissement comportait autrefois des trophées d’armes qu’il est prévu de sculpter à nouveau. Quant à l’escalier Gabriel, dédié au passage des groupes, c’est carrément une invention. Avec son côté un tantinet toc, il fut réalisé dans les années 1980 sur la base de plans d’archive qui n’avaient jamais été mis en œuvre. « Versailles, je ne le transforme pas, je le termine » , avait alors déclaré Pierre Lemoine, l’auteur de cette opération contestée. Une initiative qui a contribué à faire de ce monument visité par 4millions de touristes chaque année une sorte de patchwork d’éléments restitués à coup d’événements médiatiques. « Le pavillon Dufour et la grille n’ont jamais existé ensemble ! C’est une aberration chronologique » , s’exclame Didier Rykner, journaliste et fondateur de La tribune de l’art sur Internet. Preuve que l’architecte Eugène Viollet-le-Duc continue de faire des émules. Lui qui défendait l’idée, au XIXe siècle, que « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut-être n’a jamais existé à un moment donné » .
Les annales du patrimoine regorgent d’histoires de reconstitutions qu’avec le temps, le visiteur non averti finit par prendre pour des originaux. Qui a encore conscience, en pénétrant dans la chambre de la reine, de la tromperie ? « Les tapisseries, deux miroirs et la rambarde ne sont pas d’époque » , déplore Bernard Hasquenoph, animateur du site louvrepourtous.fr. « On la voit aujourd’hui comme elle était au moment où Marie-Antoinette quitta Versailles en 1789 » , assure pourtant le texte de présentation. Aujourd’hui, ce courant est même en passe de devenir une mode. Il gagne des bourgs perdus désireux d’appâter le touriste. Comme ce village du Larzac qui exhibe des remparts tout beaux tout propres, suivant l’exemple de Provins qui a reconstitué les siens à la manière médiévale.
DES PROJETS JUTEUX
Des projets toujours plus spectaculaires sont échafaudés. L’idée circule, notamment, de reconstruire à l’identique deux bâtiments entièrement disparus : le palais des Tuileries, incendié pendant la Commune, et le château de Saint-Cloud, détruit en 1870 lors de la guerre franco-prussienne. Les plans sont prêts, ainsi que les montages financiers, qui ne coûteraient rien à l’Etat. Reste encore à obtenir un feu vert politique. Deux individus y mettent toute leur énergie. Les arguments de Laurent Bouvet sont rodés : « Un des atouts du projet est que toutes les archives du château [de Saint-Cloud] sont conservées et que l’on a de nombreuses photos intérieures et extérieures faites avant l’incendie. En outre, c’est un des seuls châteaux disparus d’Ile-de-France dont l’emplacement est resté vierge de toute habitation » (1). Rigueur scientifique d’un côté, légitimité esthétique de l’autre. Alain Boumier, passionné du second Empire, insiste sur cette dimension : « L’ensemble monumental du Louvre et des Tuileries retrouverait immédiatement son harmonie, sa majesté, sa plénitude » et « cela mettrait fin à la déperdition que constitue ce vide béant dans un ensemble conçu pour être une vaste enceinte d’art » (2).
Le projet des Tuileries a reçu le soutien de nombreuses personnalités, en particulier des deux architectes en chef du château et des jardins de Versailles, Frédéric Didier et Pierre-André Lablaude, fervents partisans de la reconstitution. Jacques Moulin, autre architecte des Monuments historiques, « se croit autorisé à reconstruire à sa guise , affirme Didier Rykner. C’est lui qui a refait le château de Blandy-les-Tours à côté de Fontainebleau. C’était des ruines romantiques du XVIIIe siècle en mauvais état. Au lieu de les restaurer, il a construit un château neuf. Tout est bidon. » Cerise sur le gâteau, « les architectes en chef ont un monopole à Versailles. Ils sont payés en pourcentage de chantier. Donc ils ont intérêt à en augmenter le coût. Or, une restitution coûte beaucoup plus cher qu’une restauration » , avance Didier Rykner. Une chose est sûre, la reconstruction des Tuileries et du château de Saint-Cloud constitue un marché juteux : la première coûterait 350 à 500 millions d’euros et la deuxième est estimée à 400 millions d’euros.
Le service des Monuments historiques serait-il atteint d’une maladie méconnue du grand public, la « restituite aiguë » ? C’est en tout cas ce que soutient mordicus l’historien de l’art Alexandre Gady(3). Un des rares spécialistes à critiquer ouvertement la mode actuelle. Laquelle contredit la charte de Venise qui sert de référence en matière patrimoniale. Rédigé en 1964, ce texte indique que la restauration « s’arrête là où commence l’hypothèse, sur le plan des reconstitutions conjecturales, tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps » . Il précise aussi que « les éléments destinés à remplacer les parties manquantes doivent s’intégrer harmonieusement à l’ensemble, tout en se distinguant des parties originales, afin que la restauration ne falsifie pas le document d’art et d’histoire » . Des recommandations qui sont restées lettre morte à de multiples reprises dans les dernières décennies.
« Ce qui me choque le plus, c’est le mensonge. Les raisons logistiques, économiques et politiques qui se cachent derrière les prétextes scientifiques » , explique Bernard Hasquenoph. Les récentes restitutions répondent à des besoins pragmatiques. D’abord, la mise aux normes de l’établissement. Ainsi, la grille royale comme l’escalier Gabriel avant elle, doit permettre de mieux organiser la déambulation des touristes en faisant de la cour royale un sas où peuvent s’effectuer les contrôles de sûreté. « La grille est non seulement le cache-sexe doré d’un problème de gestion des flux des visiteurs mais encore un coup d’éclat médiatique » , commente Alexandre Gady(4). L’argument marketing est très présent dans les choix de reconstruction : « Il faut des événements, du clinquant, des chefs-d’œuvre. Pas de modestes restaurations » , analyse Didier Rykner, qui a pointé le risque de voir Versailles se transformer en parc d’attraction. « Le patrimoine, ça rapporte. Cela génère des rentrées de devises énormes. »
RENOUER LE FIL
L’autre raison est politique. Reconstruire un château qui vient de disparaître dans des bombardements peut permettre de guérir un traumatisme. C’est une pratique très différente de ce qui se fait actuellement. « On ne reconstruit plus aujourd’hui pour réparer des dommages de guerre, mais pour des raisons identitaires : pour renouer le fil avec un passé qui s’était trouvé, le plus souvent pour des raisons politiques, rompu » , explique dans le magazine Marianne l’architecte des Monuments historiques Pierre-André Lablaude. Le symbole politique est parfois évident, comme lorsqu’il fut décidé d’abattre le bâtiment abritant le Parlement de la RDA construit par le régime communiste, pour ressusciter à sa place le château des Hohenzollern. L’Allemagne est ouverte à ce type d’initiatives. Elle vient aussi de redonner corps à une église de Dresde, la Frauenkirche, détruite en février 1945. A Moscou, c’est une cathédrale rasée par Staline en 1931, celle du Christ Saint Sauveur, qui connaît une seconde vie. Dès lors, que dire des Tuileries, incendiées par des Pétroleuses pendant la Commune de Paris ? Ou encore de la grille néo-XVIIe siècle à Versailles, sur laquelle Sophie Flouquet, diplômée de l’école du Louvre, s’interroge dans le Journal des arts : « Curieux retour d’un symbole prérévolutionnaire. »
M.R.
1. Valeurs actuelles , 31 août 2007.
2. AFP, 26 octobre 2007.
3. Tribune publiée dans Connaissance des arts .
4. Tribune publiée dans Connaissance des arts .
Paru dans Regards septembre 2008