Accueil > Culture | Par Diane Scott | 1er octobre 2005

Pierre Meunier, délicatesse du tas

Au milieu du désordre, le nouveau spectacle** **de Pierre Meunier, est en tournée dès octobre.

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Retour sur le parcours méditatif de cet artiste.

Propos recueillis.

La vitesse vous manque ? », interroge une publicité ces temps-ci. Pas vraiment, aurait-on envie de répondre, c’est même du contraire dont on aurait envie. En demander compte au marketing serait ironie ou fourvoiement. Le théâtre, peut-être, dans certains coins, ou sur certains tas, propose encore le luxe de la lenteur. Et ses privilèges, trop négligés. Pierre Meunier est artiste, acteur, metteur en scène, circassien, réalisateur aussi, et pour bientôt à nouveau (1). Il est né dans les années cinquante à Paris. Son précédent spectacle, Le tas, créé en 2002 à Saint-Jacques-de-la-Lande, fit grand bruit, de chute, et effet, d’onde de fond. Des kilos de cailloux sur un plateau, des plaques de métal suspendues et bruissantes, des outils, le tout dans une apesanteur de haïku. De quoi s’arrêter, et se laisser rouler vers la primesautière et non moins révolutionnaire métaphysique du tas. Au bord de son quatrième opus sur la matière, comme petit dépôt des trois précédents, Pierre Meunier nous parle, un peu, de ses rêveries granulaires.

/« C’est un travail qui se poursuit depuis des années autour de la matière, de ce que cette relation peut provoquer chez nous comme rêverie, active, joyeuse, réconfortante et hautement salutaire, à mes yeux. Je ne travaille pas à partir d’idées mais de sensations, de perceptions. Après la question de la pesanteur, dans L’Homme de plein vent (2), puis celle du ressort dans Le Chant du ressort (3), je me suis vu m’arrêter de plus en plus souvent devant des tas. Des tas de pavés, de bûches, de ferraille, d’épluchures. Et avec une grande activité mentale, comme si des couches et des cases, qu’on maintient généralement séparées, connaissaient un trouble de niveau et de profondeur, un mélange entre les catégories : philosophie, politique, social, poétique, cirque, se mettaient à vivre ensemble. A résonner./

/Les précédents spectacles avaient aussi cette dimension, mais avec davantage de narration, de psychologie, qui dans Le Tas n’avaient plus lieu d’être. Eprouvant un plaisir profond dans ces moments solitaires face à des tas, je me suis dit que cela pouvait s’échanger, se partager, d’autant qu’aujourd’hui prendre le temps de s’arrêter devant un tas est une manière de résister à toutes les vitesses qui nous entourent, qui nous entraînent dans une accélération qui n’est pas la nôtre. Prendre ce temps-là suppose de ralentir notre course, le tas est lent. Lent à s’écrouler. Il est constamment en train de s’écrouler, mais il est lent. Et nous sommes très pressés de le voir s’écrouler. Nous passons notre chemin car rien n’arrive, alors que tout est en train de se passer sous nos yeux, mais nous sommes infoutus de le percevoir./

/J’ai pris beaucoup de temps, en amont. Je suis allé voir des scientifiques qui cherchent activement et avec obstination autour du tas. Des fortes têtes qui cherchent à résoudre l’énigme de la pente, cet angle alpha de 30°, toujours le même, on ne sait pas pourquoi. Et la question lancinante de savoir pourquoi se produit l’effondrement. La question de la catastrophe, en somme. L’instant T du paroxysme des tensions, le seuil avalancheux. Problème très vaste. Le tas est en quelque sorte une « société » qui ne se survit à elle-même qu’en générant ses propres catastrophes... Ainsi le tas est central dans de nombreux laboratoires de recherche en physique granulaire, dont le LMDH du CNRS, le Laboratoire des matériaux désordonnés et hétérogènes, à Jussieu. Au théâtre de la Bastille, on avait organisé une soirée avec des sommités des milieux granulaires, un échange fructueux de nos angles d’approche./

/J’accumule ainsi des données, des sensations de moments, dans forcément beaucoup de solitude./

/J’habite depuis huit ans une ancienne usine de tissage, du côté de Saint-Etienne, à Saint-Julien-Molin-Molette, où je peux souder, suspendre, expérimenter, chercher. J’y travaille et j’y habite. C’est ma base, mon repaire. C’est extrêmement précieux : pouvoir fabriquer une chose, la suspendre, partir plusieurs semaines, en vérifier la pertinence longtemps après, c’est irremplaçable. Il faut du temps pour que surgisse du sens. Du sens qui n’est pas forcément là au début. L’équipe a besoin de temps et de confiance pour accueillir ces moments de clarté, souvent fragiles, qui nécessitent un état de réception partagé par tous. Nous démarrons sans structure préalable, sans texte définitif. Avec beaucoup de doute et un fatras de désirs./

/Au milieu du désordre serait l’essence verbale de ces trois spectacles précédents. Un concentré de questions graves et légères, de tout ce jeu autour de la matière, de cette activité de l’imaginaire. Avec toujours la nécessité pour moi d’être ré-attiré chaque soir par ces cailloux, ému, intrigué. Ne pas jouer l’intérêt pour le caillou. Seul mon engagement peut créer les conditions propices d’une expérience sensible pour le spectateur, d’une contamination par les questions, les images qui peuvent surgir quand on prend ce temps-là, de s’arrêter. C’est-à-dire changer de vitesse, ne plus se satisfaire uniquement de l’information délivrée par la surface des choses mais les éprouver, les choses, les rejoindre./

/Ceux qui comptent pour moi dans le théâtre, qui justifient son existence, sont réellement habités, envahis par des questions, ils n’ont d’autre choix pour eux-mêmes que d’en rendre compte, avec les moyens artistiques dont ils disposent. Le contraire des faiseurs. Il y a François Tanguy, avec qui j’ai travaillé trois précieuses années (4). Avant lui, il y a eu Philippe Caubère, c’est une tout autre forme, mais la nécessité est la même, c’est un enjeu vital. Igor Dromesko. Olivier Perrier aussi. Il dirigeait le Théâtre des Fédérés, à Montluçon, avec Jean-Paul Wenzel. Olivier a fait trois spectacles avec les gens du village d’Hérisson, dans l’Allier, des spectacles pleins d’humanité, avec des animaux sur scène, cochon, jument. Pas assez dans le ton de l’époque... il a bien trop peu tourné./

/Je travaille très étroitement avec les techniciens, son, lumière, construction. Je ne conçois pas un travail théâtral sans un accord sensible sur ce qui est en jeu. Partager/

/l’enjeu du « pourquoi on est là » avec tous les techniciens. Comment faire du théâtre sans établir ces conditions/

/premières et veiller à les entretenir ? Il y a dans l’institution théâtrale une hiérarchie, à la fois intellectuelle et sociale, qui a donné lieu à l’établissement de forteresses, de situations bloquées entre technique, administration et mise en scène. Pour moi, c’est inacceptable./

/Dans le Tas, cette nécessité de trouver soir après soir une respiration commune entre le son, la lumière, la machinerie, le plateau, s’est révélée avec une force rare. Il fallait absolument que nous soyons ensemble sous l’emprise de la même chose, de la pierre, de son étrangeté. On était tous à la même enseigne, dans cette fragilité-là, dans la nécessité d’un engagement très fort, car on n’avait rien pour se rattraper, pas de narration, pas de texte. Ça reposait sur un charme qui devait se dégager, une attraction. Il fallait cela pour toucher le public et l’amener à son tour à céder. C’était notre inconfort, notre peur, tout le temps, de ne pas se retrouver ensemble. On est tous enclins à se satisfaire de quelque chose qui marche et à se contenter de sa répétition. La vile pente... Réconfort, donc, d’avoir résisté à ce gâchis, d’avoir vécu. C’était comme découvrir une soif en même temps que boire, et constater à quel point nous sommes assoiffés sans le savoir./

/Au Chili, où nous avons joué Le Tas, la réception était quelque peu différente. En espagnol « le tas » se dit « el montón », c’est d’abord un tas de gens, donc c’est davantage lié au corps social, les lectures du spectacle étaient plus politiques. Dans ce spectacle, qu’un homme frappe si longtemps sur un bloc de pierre était un acte tout-puissant, non pas son signe ou son commentaire. Et cette durée de l’acte était nécessaire pour pouvoir admettre qu’il n’y avait là rien d’autre que cette puissance en acte, qu’elle n’était le symbole de rien d’autre. C’est la valeur du théâtre, de permettre d’user de la durée, de la faire éprouver différemment, pour nous amener à reconsidérer le monde. Passionnante expérience d’indépendance où l’intime se remanifeste./

/Face à tout ce qui le menace, le théâtre se doit d’être absolument nécessaire à ceux qui le fabriquent. »/

/Recueilli par Diane Scott/

/1. Il a réalisé deux courts métrages, Hopla, en 1999, et Hardi en 2000 et prépare un long métrage./

/2. L’Homme de plein vent, avec Hervé Pierre,/

/créé en 1996, au Festival Off d’Avignon./

/3. Le Chant du ressort, avec Isabelle Tanguy, créé en 1999 aux Fédérés, à Montluçon./

/4. François Tanguy est metteur en scène, il dirige le Théâtre du Radeau au Mans. Créations lui sera consacré en décembre, à l’occasion de son Coda, dans le cadre du Festival d’automne./

/A voir/

/Au milieu du désordre, conférence démonstration sur le tas,/

/la spire, la chute et l’air/

/Du 4 au 15 octobre au Petit 38, à Grenoble,/

/04 76 54 12 30/

/Du 25 octobre au 12 novembre à l’Atelier du Plateau/

/à Paris, 01 42 41 28 22/

/Du 17 au 20 novembre aux Semaines internationales de la marionnette de Neuchâtel (Suisse)/

/Le 29 novembre au Vivat d’Armentières,/

/03 20 77 18 77/

/et ailleurs.../

/A lire/

/Pierre Meunier, Le Bleu des pierres, éd. Les Solitaires intempestifs, 2003, 10 e/

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