Accueil > idées/culture | Par | 1er mai 2005

Politique à la télé : le show dans le vide

Deux nouveaux concepts d’ émission politique débutent à la télé, l’un sur Canal +, l’autre sur LCI. Peut-on raviver le genre sans tirer les ficelles de l’intime et du spectacle ? Décodage, arrêt sur le plateau de « Ripostes » et virée chez les Guignols.

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par Cécile babin

et Marion Rousset

L ’homme est seul, plongé dans le noir. Minuscule au milieu d’un immense plateau bleu nuit, écrasé par le visage de la journaliste qui lui parle par écran géant interposé. Tremble, François Hollande, la fin du monde est proche ! La fiction projetée sous tes yeux (et les nôtres) te plonge dans un abîme d’angoisse, t’entraînant aux frontières du réel, dans un futur si proche, elle réveille tes fantasmes et tes peurs les plus enfouies. Sauras-tu être le Sauveur que nous attendons, téléspectateurs pétrifiés devant la vraisemblance de la prophétie annoncée ? 2013, la fin du pétrole, un film de Gérard Meunier, avec Hippolyte Girardot et Gwendoline Hammon. Brrr... Fiction ou réalité ? Pour mieux brouiller les pistes, des interviews d’Yves Cochet ou Jacques Attali viennent subtilement s’intercaler entre deux scènes, paroles d’experts qui donnent au drame mis en scène une valeur documentaire. Une cascade de références apocalyptiques : choc pétrolier de 1973, Hiroshima, 11 Septembre, épidémie de choléra, krach de 1929 : sont invoquées pour terroriser. On agite le spectre de la barbarie moyenâgeuse, de l’anéantissement de

la civilisation, du chaos. « C’est déjà demain », diffusée pour la première fois sur Canal + le 15 février, renouvelle le genre de l’émission politique, tombé en désuétude, en poussant à son paroxysme la logique du spectacle. Un cocktail d’émotions est concocté exprès pour faire sortir l’invité de ses gonds, le tirer de sa léthargie ou lui arracher au moins une parole spontanée.

« Parler vrai »

Au même moment, un autre concept voyait le jour sur LCI, avec un objectif analogue : pour tenter d’en finir avec l’inertie, « Questions qui fâchent » fouille dans le passé de l’invité pour le mettre face à ses contradictions. François Hollande (toujours lui) est sommé de s’expliquer sur les revirements de son parti. Sur le traité constitutionnel : « Pourquoi êtes-vous passés du discours très critique au discours très positif ? » Sur Bolkestein : « Pourquoi ce changement d’avis ? » Plus tard dans la soirée : « Le PS remplit-il toujours sa fonction d’opposant ? » Un dispositif anti-langue de bois censé permettre de retrouver un « parler vrai », sans tomber dans l’écueil de la vie privée, et raviver ainsi le genre de l’émission politique qui, sous l’influence du diktat de l’audimat, avait quasiment disparu des écrans. Ce léger sursaut est aussi conjoncturel. Le référendum sur la Constitution européenne et les prémices toujours plus précoces de la campagne présidentielle relancent ponctuellement l’intérêt pour la politique. En témoignent les premiers invités de « Questions qui fâchent » et « C’est déjà demain » : Sarkozy et Hollande : et le retour de « Face à la Une » sur TF1, l’interview de dix minutes menée par PPDA dans la foulée de son JT.

Du sel et du piment

Du reste, le climat est plutôt morose. Sur les chaînes hertziennes, seule « 100 minutes pour convaincre », qui enferme le débat dans un compte à rebours omniprésent, bénéficie d’une place prime time. Une fois par mois, France 2 offre un grand show qui s’apparente à une remise des Césars. Un rituel sur mesure, avec Olivier Mazerolle dans le rôle du maître de cérémonie, pour des stars politiques venues accomplir une performance. « France Europe Express » et « Mots croisés » sont quant à elles reléguées après 22h30. Pour « Ripostes », France 5 a fait de son mieux en confiant à Serge Moati le dimanche après-midi (voir entretien).Un paysage télévisuel sans comparaison avec l’époque où « 7 sur 7 » et « La Marche du siècle » étaient des rendez-vous incontournables de TF1 et France 3. Le parcours de « L’Heure de vérité », emblématique des années 1980, témoigne du sort réservé aux émissions consacrées à la politique : initialement programmée à une heure de grande écoute, elle est d’abord décalée en deuxième partie de soirée, puis le dimanche midi, avant de disparaître complètement. Doucement, un glissement s’est opéré. Qui aurait pu imaginer, en voyant Giscard d’Estaing en 1974 jouer un air d’accordéon, que trente ans plus tard les élus se succéderaient sur les banquettes de Michel Drucker pour vanter leur région natale, pousser la chansonnette ou confier leurs goûts culinaires. « Vivement dimanche », opération séduction orchestrée par un animateur confident, est un véritable spot de pub. Chaque invité y peaufine son image à coup de symboles « flatteurs » puisés dans l’univers du terroir, du sport, de la famille et autres valeurs consensuelles. Pour la venue du ministre des Affaires étrangères, Michel Barnier, le meilleur de la Savoie a défilé sur le plateau : madame Barnier, Jean-Claude Killy et le beaufort. Plus provocateur, Thierry Ardisson testait sur Michel Rocard sa question fétiche : « Est-ce que sucer c’est tromper ? » Les exemples ne manquent pas. Il fallait voir la fine équipe que formaient Jack Lang et Josiane Balasko pour le spécial Sidaction de « Qui veut gagner des millions »...

Talk toujours

Le débat n’a pas sa place dans les talk-shows qui hésitent entre dévalorisation et dépolitisation du propos, mis sur le même plan que les confidences de Loana, quand il n’est pas tout simplement absent. Curieusement, la plupart des hommes politiques continuent pourtant à accepter l’invitation et semblent se prêter volontiers à la règle du genre : surtout, pas de politique. « Ils n’ont pas le choix. A moins d’être des personnalités de tout premier plan qui ont encore la possibilité de se faire inviter au JT, c’est ça ou rien », affirme Erik Neveu, professeur de sciences politiques, qui fait remonter à la fin des années 1990 la disparition des émissions politiques avant 22 heures : « A partir de l’année 2000, les hommes politiques apparaissent davantage dans des talk-shows que dans des émissions politiques. » Tout a commencé avec Valéry Giscard d’Estaing, qui inaugure un nouveau style, aux antipodes de l’austérité gaullienne ou pompidolienne, en introduisant des éléments de sa vie personnelle pour la campagne présidentielle de 1974. Ce mélange privé-public a depuis pris le pas sur les qualités littéraires du discours et l’aisance rhétorique, autrefois les premières vertus d’un homme politique. « Cela fait une trentaine d’années qu’ils se produisent en dehors des émissions consacrées », assure Philippe Maarek, professeur de communication.

Désenchantement

Impératifs télévisuels et facteurs politiques sont venus se renforcer mutuellement. Les logiques d’audience et la concurrence entre chaînes ont conduit à rechercher l’intime et le spectaculaire au détriment du débat argumenté. De là à affirmer que la télé a privé à elle seule la politique de toute substance... Ce serait éluder le désenchantement ressenti vis-à-vis de la gauche au pouvoir et le recul des idéologies. « Autrefois, des façons très différentes de conduire la société se confrontaient. Le clivage entre les camps était plus franc et des projets alternatifs nourrissaient l’espoir de changer le monde. Cette croyance a un coup dans l’aile. La mise en scène des échanges à la télévision a changé avec l’évolution de la perception de la politique », observe Erik Neveu. Tout se passe aujourd’hui comme si le débat et les journalistes qui l’animent étaient définitivement entachés de démagogie et d’hypocrisie. La proximité et la complicité palpables entre interviewers et interviewés ont achevé de discréditer les uns et les autres. Au point que, pour pimenter une longue intervention présidentielle sur la Constitution européenne, on appelle à la rescousse deux éminences du talk-show : Fogiel, l’impertinent de service, et Delarue, monsieur Société.

Sommes-nous condamnés à cette alternative entre des émissions arides pour inconditionnels et du divertissement à peine teinté de politique ? « C’est déjà demain » a tenté une synthèse. D’autres formes nouvelles, à la fois rigoureuses et séduisantes, éviteront-elles que resurgisse le projet de téléréalité politique, prochaine étape dans la surenchère intimiste, qui a avorté in extremis ? Pour Philippe Maarek, « il faudrait que les chaînes de service public, en partie financées par la redevance, aient le courage de relancer des émissions politiques et assument des taux d’audience moins forts. C’est la seule vraie solution. » En attendant le Messie.

C.B. et M.R.

Serge Moati ,

« je revendique la notion de spectacle »

Le présentateur de « Ripostes », tous les dimanches sur France 5, nous livre les clefs de sa mise en scène. Quand la dramatisation sert le discours au lieu de le vider.

Qu’est-ce qui vous a amené à créer une émission politique ?

Serge Moati. Au début, je n’avais pas la prétention de faire de la politique même si j’étais un citoyen curieux, avec un passé militant, passionné par la chose publique. Je ne suis pas journaliste mais homme d’images. La fiction a nourri mon expérience de documentariste, laquelle a aussi nourri la fiction, et tout ça a nourri « Ripostes ». On m’a très souvent reproché mon manque de crédibilité et suspecté d’être de parti pris. Comme si les journalistes venaient d’une planète différente, celle de l’information, où personne n’a d’avis sur rien, seulement des connivences. Comme si dès petits, à la crèche, ils étaient objectifs. Au fond, dans ce pays, les journalistes sont réellement obséquieux, ils sont aux bottes du pouvoir. Et on fait passer ça pour du grand professionnalisme ! Quand j’ai commencé à présenter l’émission, je me suis très vite laissé gagner par mes démons : le goût du débat public. C’est possible à France 5 car cette chaîne n’a pas trop de contraintes d’audience. Elle n’a pas non plus de rédaction. Nous sommes seuls à remplir la fonction politique, nous sommes donc libres.

Dans une émission récente sur la Constitution européenne, un intervenant posait ce principe : « Argument contre argument. » Est-ce ainsi que vous définiriez « Ripostes » ?

Serge Moati. Quand on va à « Ripostes », on fait gaffe, on rode ses arguments, on sait qu’on va devoir à la fois être vif et en même temps tolérant, écouter l’autre. Au bout de cinq ans, une tradition s’est faite. Le plus important pour moi, c’est de permettre aux invités d’exprimer au mieux leurs idées. Je ne montre pas mes engagements à l’antenne, je ne fais pas état de ce que je pense, ça n’aurait aucun intérêt. D’ailleurs, souvent, je ne pense rien. Si je veux prendre parti, je réalise un documentaire ou une fiction dans lesquels je m’engage personnellement. Dans le cas d’un débat, je suis dans l’empathie, dans le cheminement de la pensée de l’autre. Le drame, pour moi, c’est quand quelqu’un sort en disant : « Je suis frustré, je n’ai pas dit ce que je voulais... » Alors je me sens coupable.

Quelles sont les conditions pour qu’émerge une parole politique intéressante ?

Serge Moati. Il faut faire en sorte que les intervenants ne se retrouvent pas dans un face-à-face avec le journaliste. Cela contribue à évacuer la connivence habituelle : même monde, même bistrot, même cantine... Les plateaux doivent être composites : il ne peut pas y avoir que des hommes politiques. Dans une émission sur la Constitution européenne, par exemple, j’ai invité l’écrivain Max Gallo qui ne parle pas un langage classique d’homme politique. Il faut que la parole circule afin d’éviter qu’un des participants se prenne pour la vedette. Je ne suis pas là pour être dans la contemption et dans l’admiration coite. D’ailleurs, je n’invite jamais ceux qui ne respectent pas le débat démocratique et préfèrent apparaître dans des one man show. A « Ripostes », c’est le même traitement pour tout le monde : six débatteurs et hors de question de changer la formule pour avoir quelqu’un. Pas de tapis rouge. Si les invités misent juste sur leur présence, soi-disant suffisante pour convaincre, qu’ils ne pensent pas grand-chose, ça ne marche pas. Et si leur pensée est tellement complexe qu’elle en devient difficile à formuler, à « Ripostes » ils s’en sortent à peu près, mais ça reste compliqué.

Vous assumez malgré tout le recours au « spectacle ». Quelle différence avec le spectacle qui vide la politique de son sens dans d’autres émissions ?

Serge Moati. La différence est difficile à expliquer. Je revendique la notion de spectacle, parce que je m’amuse à travailler les mots, à faire des mimiques, des phrases et des gestes rituels, à dédramatiser quand c’est nécessaire... J’affirme ainsi une distance profonde vis-à-vis des invités et cherche au contraire à lancer quelques signes aux spectateurs pour créer une complicité entre eux et moi. Je suis le personnage qui leur sert de médiateur, celui par qui la parole passe et qui l’aide à prendre corps. Je suis celui par qui la mayonnaise prend. En revanche, ce n’est pas du spectacle dans le sens où je ne suis pas là pour que les gens s’engueulent artificiellement, disent n’importe quoi, grimpent sur la table et montrent leur nombril. Je suis là pour mettre en scène de vrais débats, en veillant aux équilibres. C’est une dramaturgie générale dont j’ai prévu le fil conducteur. Tout est écrit dans « Ripostes », ce qui me permet d’être plus libre après sur le plateau. J’éditorialise beaucoup les introductions. Le moindre « oh » ou « ah » est écrit même si ça ne se voit pas trop : je suis un bon comédien.

Quand on regarde « 100 minutes pour convaincre », le compte à rebours est lancé dès le début. Dans toutes les émissions politiques, le temps limite le débat au point souvent de l’étouffer. Comment faites-vous pour que cette contrainte ne soit pas trop pesante ?

Serge Moati. Je m’arrange pour que ce ne soit pas visible. Je fais par exemple des gestes que vous ne voyez pas. A l’instant de la prise, on est dans un espace ritualisé. Il existe un laps de temps, entre le moteur et le coupé, où se développe le talent du faiseur d’interview, c’est-à-dire du metteur en scène, qui crée un temps hors temps. Il y a dans mon empathie pour les invités, qui n’a rien à voir avec de la sympathie, quelque chose de l’ordre de la prêtrise. Mais cela a trait à l’utopie plutôt qu’à la religion. n Propos Recueillis par C.B. et M.R.

« Vous regardez trop la télévision, bonsoir »

Les Guignols ou la caricature du discours tautologique. Marlène Coulomb-Gully, chercheuse en communication, décrypte le JT préféré des jeunes.

« La formule des « Guignols de l’Info » trouve son origine dans la façon dont les médias ont rendu compte de la première guerre du Golfe. Pendant cette période, le pouvoir du discours politique médiatisé à brasser du vide a inspiré le concept de l’émission. Ce qui distingue les marionnettes de Canal + des autres caricatures comme le « Bébête Show », et ce qui fait leur force, c’est qu’ils n’ancrent pas la politique dans le réel. Ils postulent, au contraire, une vision fondamentalement médiatisée du réel dont témoigne le choix de la scénographie : le journal télévisé de « PPD ». Mettre le réel entre parenthèses soulève la question du vide et pousse à s’interroger sur la vertu du politique. Les personnages convoqués aux « Guignols de l’Info » sont des vedettes issues de tous les milieux : show business, sport ou politique. Ils ont pour seul point commun d’être médiatiques. Toutes les ficelles sont démontées. Les Guignols poussent jusqu’à l’absurde la démagogie et la tautologie d’un discours qui ne dit que lui-même. « Chose promise, chose promise », affirme la marionnette de Chirac qui donne par ailleurs sa définition du sondage : « un instantané ponctuel à un moment donné à un instant t ». Le postulat qui consiste à évincer le réel pour focaliser sur la médiatisation est en soi une critique de la politique. » Recueilli par C.B. et M.R.

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