Accueil > idées/culture | Par Karine Gantin | 1er juillet 2000

Pour ou contre la mondialisation ? Le débat Guy Sorman-Jacques Nikonoff

Des cultures politiques aux positions antagonistes jusque dans les définitions et les diagnostics s’affrontent à propos de la mondialisation. Lors d’une rencontre organisée par Espaces Marx et l’association Rénovation démocratique, le 19 juillet, à Boulogne-Billancourt , Guy Sorman et Jacques Nikonoff ont débattu de l’acception du mot "mondialisation" et des régulations possibles .

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Jacques Nikonoff : Je suis pour la mondialisation du plein-emploi, pour celle de la culture, de l’éducation, du développement économique, du progrès social. Je suis contre la mondialisation libérale. Il faut s’entendre sur le terme, devenu un concept banalisé, : alors qu’en réalité, c’est de mondialisation libérale qu’il s’agit chaque fois. Par ailleurs, elle n’est pas la fatalité qu’on prétend, mais bien plutôt le résultat d’une stratégie consciente et planifiée par les entreprises multinationales, notamment celles à base américaine, : stratégie ensuite relayée par les gouvernements occidentaux et les organismes multilatéraux tels que le FMI, la Banque mondiale, l’OCDE...

Cette mondialisation libérale peut se décliner en quatre éléments : une idéologie, une conception de l’homme, une conception de l’économie, une visée politique. D’abord, une idéologie : ses tenants tentent de convaincre que l’ordre économique et financier est immanent et qu’il convient de s’incliner quasi religieusement devant les marchés. Un tel credo paraît vulgaire. Pourtant, oser s’y opposer est aussitôt décrié comme un acte téméraire, une position de repli odieuse, un réflexe "albanais"... Rejeter tout début d’opposition est ainsi devenu un automatisme pour qui ne veut pas être "hors du coup".La mondialisation libérale est aussi une conception de l’homme parce qu’elle implique une volonté à la fois d’écrasement des individus et de dépréciation de leur force de travail : il conviendrait ainsi de casser tout ce qui les protège. Banque mondiale ou FMI parlent par exemple de supprimer les retraites par répartition qui organiseraient trop de sécurité et encourageraient la paresse.

Quant à la vision de l’économie que porte la mondialisation libérale, elle consiste à vouloir vendre là où il y a des acheteurs et à produire au plus bas prix. Cela conduit directement, entre autres conséquences, au travail des enfants.La vision politique enfin : la mondialisation libérale organise rationnellement la soumission. Dans une démarche consciente, elle voudrait que les individus se désintéressent de leur rôle de citoyens. Elle est par principe contre l’Etat, contre les syndicats jugés comme corporatistes, contre le peuple estimé populiste, contre la nation enfin, vue comme nationaliste. Cette mondialisation-là veut faire croire en définitive à la toute-puissance des marchés financiers. Et comme la réalité serait unique, selon un mot d’Alain Minc, il n’y aurait rien d’autre à faire qu’à s’incliner.

Guy Sorman : Bien sûr, la réalité n’est pas unique, mais complexe. Selon l’angle sous lequel on la regarde, elle se montre différente. Ce qui est intéressant dans la mondialisation est qu’il s’agit d’un phénomène presque aussi ancien que l’humanité. L’idée est en fait éternelle. Il existe une autre idée éternelle : celle d’identité et d’enracinement. On assiste à une dialectique permanente entre ces deux tentations contradictoires, celle de l’universel et celle du repli. Nous vivons dans cette contradiction d’avoir aujourd’hui à la fois la mondialisation et le refus de celle-ci : d’un côté, Microsoft, la biotechnologie, la communication sur Internet et, de l’autre, le Kosovo, les guerres tribales... La tension entre les deux pôles a donc toujours existé, mais ce sont les formes qui changent. Economiste, vous connaissez certainement ce texte de Keynes antérieur à 1914, où il s’enthousiasme de pouvoir passer des ordres en Bourse lui permettant d’acheter instantanément des actions d’entreprises situées au Brésil tout en savourant un thé importé de Chine, ou encore d’obtenir en trois semaines un objet venu de l’autre bout du monde grâce à un appel téléphonique. Il parlait de la mondialisation britannique....

Aujourd’hui, du côté des tenants de l’universel, vous trouvez à la fois les partisans de l’Union européenne, les adeptes des religions révélées ou encore ceux des religions non " révélées " comme le marxisme, qui est internationaliste. La mondialisation d’aujourd’hui n’est pas vraiment "libérale", mais plutôt américaine. La mondialisation se fait, non pas "sous l’empire de", pour reprendre vos termes, mais, dirais-je, "sous l’égide de" principes politiques, économiques et philosophiques, qui sont américains. Pourquoi ? Parce que les Etats-Unis ont conquis la prédominance technique, économique, militaire, qui fait d’eux le seul pôle dominant depuis la chute du Mur. Peut-être est-ce un peu facile de faire de la mondialisation le portrait que vous en avez fait. Pour la première fois, nous avons la possibilité de communiquer avec toutes les civilisations. Nous pouvons enfin accéder à la connaissance de l’autre grâce à des possibilités techniques sans précédent. On dit que la mondialisation, c’est le diable. Mais ensuite, que propose-t-on ? Dénoncer pour ne rien proposer, c’est mon reproche à Viviane Forrester, laquelle me répond : " Mon rôle, c’est d’être dans la résistance." Que proposez-vous de mieux que le monde tel qu’il est ? Le drame réside dans le fait qu’il y a des privilégiés et des laissés-pour-compte. D’un côté, des pays comme l’Inde ou la Chine sortent de la misère grâce à la mondialisation, : mais de l’autre l’Afrique demeure à la traîne. C’est inéquitable. Il y a ceux qui parviennent à se mondialiser et ceux qui n’y parviennent pas. Pour pallier cela, l’enjeu est de trouver un compromis entre l’intervention politique et la spontanéité du marché. Il faut également savoir qui est légitime pour intervenir : l’Union européenne, l’ONU, le FMI ou la Banque mondiale ? En résumé, il y a des bénéfices intellectuels et économiques à la mondialisation, mais il faut réfléchir à l’instance régulatrice appropriée. De même, quelle doit être la place à accorder au mouvement associatif et syndical ? Ce sont là de simples problèmes mécaniques. L’enjeu est la recherche des équilibres.

Jacques Nikonoff : Vous suggérez qu’on ne peut être contre les faits : je vous invite à vous interroger sur les inégalités entre hommes et femmes ou entre Blancs et Noirs par exemple. N’y peut-on rien ? Pourtant, la réalité peut être transformée, combattue ! Vous parlez de "mondialisation éternelle". Si la mondialisation n’entrait certainement pas dans le vocabulaire de l’Antiquité, je partage certes votre intuition sur la soif d’éternité et d’universalisme que porte en elle l’humanité. Cependant, le miroir aux alouettes de la mondialisation actuelle consiste à faire croire que c’est ce qui est en train de se produire. Or, il n’y a pas d’universalisme dans les processus en cours. Des continents entiers, et tout particulièrement l’Afrique, sont écartés ! De même, il est faux de prétendre qu’on peut aujourd’hui communiquer avec tout le monde. Ce n’est donc pas la "mondialisation". Le mot même est inexact. On pourra attendre longtemps encore que naissent des multinationales basées en Afrique... Aujourd’hui s’exprime à travers la "mondialisation" une volonté de puissance. Je ne suis pas contre un éloge de la puissance. Mais cette puissance-là est celle d’intérêts privés, de surcroît d’une taille encore jamais connue par le passé.

Guy Sorman : Pourquoi être contre ?

Jacques Nikonoff : Je vois deux arguments. D’abord, la menace qu’une telle puissance fait peser sur la démocratie. Il n’est pas normal que des puissances privées puissent rivaliser avec la puissance publique et dictent leur loi à des démocraties parfois plus petites qu’elles au regard de leurs chiffre d’affaire et PNB respectifs. Ensuite, de telles puissances menacent également le marché dans la mesure où elles faussent la concurrence : la course au gigantisme ne donne de gages ni de modernité ni d’efficacité. Quant aux poids respectifs de la société américaine et de la société anglo-saxonne en général sur ce processus de mondialisation, je crois que les deux sont à analyser ensemble.

Guy Sorman : Concernant les grandes entreprises monopolistiques dont vous parlez, les institutions américaines sont d’accord avec vous : voyez comme elles ont condamné Microsoft à se scinder. Cela contredit votre idée d’un grand complot mondial ! Par ailleurs, je ne suis pas d’accord lorsque vous identifiez démocratie et Etat. Non seulement l’Etat est une forme politique assez récente, mais il existe d’autres formes d’organisations politiques, plus petites ou plus grandes. Bien sûr, l’Etat est un lieu possible pour la démocratie, mais tous les Etats ne sont pas démocratiques. En idéalisant l’Etat, on risque de passer à côté d’autres choses. Personnellement, je crois qu’on va vers une diversification des formes politiques.

Désormais, certaines activités sont nécessairement mondiales. Par exemple, le décryptage du génome humain, qui apportera de nouvelles solutions thérapeutiques : il n’existe pas plus de deux ou trois entreprises au monde qui en soient capables. Par exemple aussi les deux plus grands constructeurs d’avions, les trois ou quatre plus efficaces moteurs de recherche sur Internet, etc. Certaines activités, comme la biotechnologie ou l’aéronautique, nécessitent l’adoption rapide d’une taille mondiale pour obtenir la concentration de moyens intellectuels et financiers nécessaires. Il existe un risque véritable : que la mondialisation se fasse sous le rouleau compresseur de quelques grandes compagnies américaines. C’est une hypothèse sérieuse ! Mais elle n’est pas viable à terme. Il y aura en effet une impossibilité à la fois physique et écologique à ce que chacun possède par exemple deux voitures : il n’y aurait alors plus de place sur les routes et un problème majeur de pollution. Les choses se régleraient par nécessité.

Ce que je conteste, c’est notre définition purement quantitative du progrès économique, héritée du XIXe siècle. Elle est fausse car elle n’inclut pas d’autres facteurs comme l’écologie et les ressources naturelles. Par ailleurs, au Ghana ou au Mali, un revenu annuel de 3 dollars par individu ne signifie pas exactement la même chose que la même somme dans un pays occidental, où il est matériellement impossible de ne vivre que de cela : il faut tenir compte ici des solidarités familiales et de modes de production différents. Mon héritage à moi est ainsi plutôt celui du Mahatma Gandhi. Je suis en faveur d’autres modes de développement qui soient plus respectueux de la diversité des modes de vie, et je suis en faveur d’une économie de la dignité permettant à chacun de vivre où il veut avec les moyens de se réaliser tout en possédant un minimum vital.

Jacques Nikonoff : Il faut donc soulever un problème de méthode : distinguer ce qui relève réellement de la mondialisation de ce qui n’en relève pas. Par exemple, concernant Internet, je ne vois là aucun rapport avec la mondialisation libérale. Même s’il n’y avait pas eu de grandes entreprises mondiales, des flux d’échanges croissants ou le développement des marchés financiers, cet outil aurait certainement existé. Le téléphone lui-même est bien né sans qu’intervienne la stratégie des grands groupes financiers ! De plus, l’usage d’un outil n’est jamais déterminé au départ. Ainsi Internet peut-il être un instrument utile ou un outil d’asservissement, tout dépend de la façon dont on l’utilisera et le régulera.

Donc, qu’est-ce qui caractérise la mondialisation ? D’abord : aspect technique : des moyens accrus de circulation des biens et des personnes, ainsi que des moyens de communication permettant des flux importants de données. Mais ici, la mondialisation n’est qu’une tautologie. On se déplace plus vite, moins cher, les données circulent plus vite... Tant mieux. Or, ce dont nous parlons en réalité : et c’est à mon sens le deuxième élément constitutif de la mondialisation : c’est d’une stratégie par laquelle les conglomérats économiques et financiers asservissent les hommes dans le but d’un accaparement privé. C’est là un changement majeur, car il s’accompagne d’une transformation de la propriété des très grandes entreprises : nous sommes passés d’un capitalisme saint-simonien, pour résumer, à un capitalisme d’investisseurs institutionnels. Autrefois, en effet, l’actionnariat était composé de gens fortunés, de capitaines d’industrie, de banques privées souvent liées à l’Etat... Ces actionnaires visaient tous le profit mais ils étaient porteurs d’une vision pour l’entreprise. Cela a basculé : les investisseurs institutionnels d’aujourd’hui sont essentiellement des multinationales ou fonds de pension anglo-saxons. Cet effet de la transformation de la propriété se lit déjà dans le mode de croissance des entreprises. Certes, les saint-simoniens n’étaient pas des écologistes. On a vu les dégâts du productivisme à l’Est, et à l’Ouest aussi ! Néanmoins, cette croissance est aujourd’hui de moins en moins pensée et de plus en plus déconnectée des besoins des populations parce que les investisseurs institutionnels ne sont pas de vrais actionnaires. Leur présence moyenne dans le capital d’une entreprise est de sept mois ! Ils recherchent non le développement de l’entreprise, mais sa valorisation boursière. Et comme, pour cela, il faut tirer beaucoup plus des entreprises, on organise systématiquement la survalorisation boursière : avec les risques que vous connaissez. Et les entreprises elles-mêmes changent de nature : elles deviennent de simples portefeuilles d’affaire. Quant aux monopoles enfin, ils ne se constituent plus selon des stratégies industrielles mais boursières.

Guy Sorman : La vérité est en fait un peu partout, dans vos propos et dans les miens. Elle est un puzzle, surtout lorsqu’elle concerne des enjeux de société. Imaginez quelqu’un qui prétendrait détenir seul la vérité. Ce serait effrayant.La mondialisation n’est pas mondiale seulement sur le plan économique, elle l’est aussi sur le plan des idées. L’avantage de vos propos tient dans leur cohérence. Seulement, quelles sont vos propositions ? La révolution dans un seul pays qui serait la France, je n’y crois pas. Vous ne désignez pas les bons adversaires. Il y a un côté Don Quichotte à désigner les moulins à vent anglo-saxons. Peut-être est-ce parce que je suis moins économiste que vous, mais je vois des adversaires qui me font bien plus peur : les passions ethniques. Et le problème de la pauvreté de masse, qui a toujours existé, bien avant la naissance du capitalisme, me paraît autrement plus important que celui de la spéculation boursière. Parce que vous ne désignez pas les bons adversaires, le Sommet de Seattle a été un marché de dupes. Qui a gagné ? Les questions écologiques et sociales étaient à l’agenda du sommet. Le commerce mondial n’en a pas vraiment souffert de l’échec de Seattle. Ceux qui ont le plus protesté contre cet échec étaient notamment la Chine et l’Inde, en plein développement. Personnellement, je souhaite une combinaison des techniques les plus modernes avec les principes de l’écologie, dans un respect universel des droits de l’Homme, des espèces, des civilisations, sous la régulation d’instances comme l’Union européenne ou l’ONU. Il faudrait à l’inverse dissoudre le FMI, qui ne sert à rien. Il faut se battre aujourd’hui sur des valeurs.

Jacques Nikonoff : Les adversaires sont bel et bien les tenants de la mondialisation libérale, c’est-à-dire les personnels dirigeants des multinationales et le personnel politique d’accompagnement. Il faut se battre aujourd’hui à deux niveaux : essayer de changer le fonctionnement des organismes multilatéraux, et changer la donne au niveau national. Concernant les organismes multilatéraux, les luttes sociales, les mouvements de syndicalistes, d’intellectuels, de paysans, de salariés et chômeurs peuvent influer sur leur fonctionnement, pour plus de transparence et pour la modification de leurs agendas. Nous sommes dans un contexte international difficile car nous ne voyons pas beaucoup de forces gouvernementales agissant contre les marchés financiers. C’est pourquoi il est urgent de faire en sorte que le mandat du représentant français à la Banque mondiale et au FMI soit désormais octroyé et débattu par le Parlement et donne lieu à un compte rendu de mandat public. Enfin, je suis pour une diversification des détenteurs de la propriété et pour un pôle financier public. Dans l’immédiat, il faut commencer par faire baisser la Bourse et organiser la fuite des capitaux des non-résidents. Il est en effet scandaleux que 40% des actions des bourses françaises soient détenues par des investisseurs étrangers notamment américains : cela signifie un transfert de richesses d’environ 115 milliards de francs de la France vers les Etats-Unis via le paiement des dividendes. Cela signifie aussi une capacité de plus en plus faible des entreprises à décider de leur sort, d’autant plus que ces investisseurs anglo-saxons sont d’une culture radicalement différente de la nôtre. Bref, il faut plus de démocratie, de transparence, et de diversification de la propriété des entreprises. n

A lire

Guy Sorman, écrivain, vient de publier Le Génie de l’Inde , Fayard, 2000, 320 p., 120 F.

Jacques Nikonoff, économiste, est membre du Collège exécutif du PCF. A notamment publié La Comédie des Fonds de pension , Arléa, 1999, 272 p., 135 F.

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