« Nymphomane, superficielle,
ultra-consommatrice, la
femme vantée par la presse
féminine fait peur à voir »,
nous rappelle Slate, dans un
article à charge paru à l’aube de l’été dernier…
Ses auteurs auraient pu rajouter un autre
qualificatif à ce chapelet de gentillesse : la
femme vantée par la presse féminine, que ce
soit dans Elle, Glamour, Marie-Claire, Cosmo
ou Grazia, est une hétéro bien déterminée,
dont l’un des principaux objectifs est de faire
« jouir son mec » ou de « garder son homme ».
Et si l’on aime les femmes, faut-il passer
son chemin ?« On ne parle pas de sexualité
lesbienne dans la presse féminine, ou alors
c’est exceptionnel, confirme Chloé, une jeune
femme vivant à Paris. L’unique fois où j’ai lu
quelque chose sur le sujet dans un magazine
de ce genre, il s’agissait de témoignages de
femmes hétéros ayant eu une aventure avec
une femme, des récits bien croustillants dans la
rubrique sexe. C’était extrêmement réducteur. »
En remontant les archives des principaux
féminins français, on ne trouve effectivement
que des miettes d’infos sur le sujet : « trois
histoires d’amours homosexuelles sans tabou »,
dans Marie-Claire ; « Comment fait-on l’amour
à 20 ans », pour Grazia, qui classe le sujet
dans le champ des « expériences » ; un dossier
de Elle sur les « trouples », un couple à trois,
« une tendance lancée par les gays, souvent
prescripteurs… » [1] Le butin est maigre.
Chez les militantes de la Coordination
lesbienne de France, la sentence est elle-aussi
sévère : « Nous vivons dans une société encore
très hétéronormée, assure Jocelyne Fildard,
coprésidente. La presse, logiquement, en est le
reflet. Par exemple, lors des États généraux de la
femme (organisés par Elle en 2010, ndlr), nous
n’avons pas été conviées… Les rares fois où je
suis interrogée par des magazines féminins, on
me demande mon avis sur la « peopolisation »
des lesbiennes, ou sur l’homoparentalité…
Les lesbiennes, comme les autres femmes,
sont renvoyées à un seul rôle, celui de mère ! »
Céline Costechareire, chercheuse au
laboratoire de sociologie lyonnais Max Weber,
enfonce le clou : « On parle de plus en plus de
la sexualité féminine dans ce type de presse,
dans le cadre de rapport hétéro ou solitaire,
avec le développement des sextoys etc.
Mais pas du tout de sexualité homosexuelle.
La sexualité entre les femmes n’est pas
encore considérée comme de la sexualité,
tout simplement. »
Les lesbiennes, délaissant les féminins
généralistes, se tournent plutôt vers la presse
spécialisée, comme Têtue (pendant féminin du
célèbre magazine gay), ou encore vers la galaxie
de blogs et de forum traitant de la question.
Ruée sur le net
« Internet est vraiment un support formidable,
souligne Nathalie [2], journaliste en presse
magazine. Les récits parfois intimes des
blogueuses et les discussions sur les
forums ou les sites de rencontre offrent des
réponses à des interrogations profondes chez
les jeunes lesbiennes notamment, qui sont
souvent paumées. »
Fanny, habitante des Hautes-Pyrénées, cherche
elle aussi des infos sur le net plutôt que dans
la presse féminine en matière de sexe : « J’ai
un a priori négatif sur la presse féminine, j’ai
l’impression qu’on va parler de nous comme
d’un phénomène étrange ou nouveau, comme
des bêtes de foire qu’on étudie, avec des
grosses généralités qui sont loin de la réalité,
de peur de choquer le vaste public de lectrices
de ce genre de presse. »
Quant à Chloé, elle n’est pas sûre que la presse
« communautaire » soit la solution et revendique
le droit tout simple d’être une lectrice comme
les autres : « Il faudrait simplement que
les magazines grand public soient moins
hétéronormés. Par exemple, quand j’ouvre
un magazine féminin, je lis des trucs du
style “Comment réagir si mon homme a une
panne ? ou “La psychologie masculine enfin
expliquée ! ou encore “Les hommes préfèrentils
vraiment les brunes ? Le fait que chaque
lectrice soit automatiquement pensée hétéro
par défaut, ça me refroidit. Car je n’existe pas
en tant que lectrice pour les rédacteurs. Ça
changerait quoi d’écrire “Osez le bikini pour
séduire votre chéri-e” ? »
Lire pour comprendre
En parler plus et en parler mieux, cela ne ferait
pas de mal non plus au lecteur hétéro, avance
Jocelyne Fildard : « Les lesbiennes manquent
cruellement de références identitaires, et parler
davantage de ce sujet dans la presse magazine,
je crois qu’évidemment ça les aiderait à se
sentir mieux. C’est vrai aussi pour l’entourage,
les parents, qui pourraient ainsi dédramatiser
les choses, appréhender la sexualité de leurs
enfants sans ce sentiment de honte ou de
dépravation. Je rappelle que trop souvent encore
les lesbiennes ne sont vues que comme des
objets de fantasmes pour ces messieurs ! » La
méconnaissance généralisée règne en effet sur
le sexe entre femmes, quand ce n’est pas la
caricature qui l’emporte. « Personnellement, j’ai
mis du temps à trouver des sources fiables, et
je ne suis pas la seule, observe Chloé. Je ne
compte plus le nombre de femmes, plus ou
moins jeunes, qui débarquent avec des questions
du type : “Comment se passe la première fois
avec une femme ? Que dois-je faire ? Pourquoi
la sexualité lesbienne reste si mal connue, alors
qu’il existe une grande diversité de pratiques ?
En témoignent les questions très crues et
impolies que me posent des gens, comme :
“Vous utilisez des objets ? Qui fait l’homme ?
Comment savez-vous quand c’est fini ? Un
peu de diversité ne ferait de mal à personne : une once de reconnaissance pour la minorité
presque ’invisible que sont les lesbiennes, et une
occasion de réfléchir sur le sujet pour les hétéros
curieux. » Nathalie, lectrice occasionnelle de
féminins, tempère cette invisibilité des lesbiennes
dans la presse de papier glacé : « Bien sûr, je
préférerais parfois voir un article sur comment
exciter Julie plutôt que Jules, mais si je ne lis pas
souvent la presse féminine, c’est surtout parce
que ça ne vole pas très haut. Je pense même que
les lesbiennes pourraient tenter de transposer,
car dans une relation homo ou hétéro, les bases
sont communes. Le problème, c’est que la
qualité n’est pas au rendez-vous. » Un avis que
partage Émilie, qui vit à Lorient. « Je ne voudrais
pas voir les magazines féminins transformés en
magazines lesbiens, affirme la jeune femme. Je
ne suis pas un phénomène de foire ni un objet de
fantasme. L’homosexualité existe, elle est connue
et de plus en plus acceptée. Je m’en réjouis mais
pour moi, ce n’est pas à la presse que l’on doit
ça… » Conventionnelle, voire conservatrice, la
presse féminine se fait donc définitivement timide
sur les questions homosexuelles, de la même
manière qu’elle rechigne à mettre en Une des
femmes noires ou des tailles 44. Cette presse
apparemment légère, que l’on picore à la plage
ou chez le dentiste, n’en a pas moins pour autant
un rôle social non négligeable : à rebours de
nombreux journaux, les féminins diffusent environ
400 millions d’exemplaires par an en France et
affichent une santé de fer.