Accueil > actu | Par Jackie Viruega | 1er mars 1999

Quand l’échec fait violences

Entretien avec Bernard Charlot

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Voir aussi Des mesures pour mieux vivre à l’école, Une modernité de plus d’un siècle, Nouveaux lycéens La violence scolaire qui inquiète tout le monde n’est cependant pas assez souvent mise en relation avec son corollaire : l’échec scolaire. Pourtant, un élève qui réussit en classe n’est pas agressif avec ses enseignants. Il n’a aucune raison de l’être : l’école n’est pas pour lui un univers d’échec et de non-sens.

La violence scolaire inquiète beaucoup les Français depuis un ou deux ans. Le ministre de l’Education a demandé trois rapports à plusieurs chercheurs, dont vous-même. Un complément d’informations est requis, dit-on au ministère...

B.C. : Mon équipe et moi-même avons remis début janvier un rapport sur les aide-éducateurs. Je ne peux rien dire à ce sujet car le ministre m’interdit d’en parler (1).

Votre ouvrage (2) évoque une "violence qui inquiète mais reste modeste et n’est pas fatale". Les derniers chiffres du ministère indiquent une hausse de 7 points de la violence scolaire entre 1997 et 1998.

B.C. : On assiste à coup sûr à une multiplication des problèmes des établissements dans les endroits difficiles. Ce n’est pas un phénomène fondamentalement nouveau. Sa nouveauté tient aux formes extrêmes qu’il prend, inconnues autrefois, heureusement très rares : l’usage d’armes, le viol... Elle tient ensuite à l’âge des jeunes concernés : on s’interroge sur les 8-13 ans ! Enfin on note une proportion croissante d’intrusions extérieures, pas tant d’ailleurs de jeunes de la cité voisine que de pères, frères ou mères d’élèves qui viennent régler des comptes.

Des parents manipulés par leurs enfants ?

B.C. : Tout incident fait l’objet d’interprétations, de la part de l’enfant, de la part des parents. Non seulement les parents ne sont pas démissionnaires, mais bien des mères surprotectrices n’hésitent pas en découdre avec les enseignants !

La situation s’est aggravée depuis un an ou deux dans les établissements difficiles, et pas seulement en banlieue. La banlieue est stigmatisée par ce que j’appelle un effet-loupe. On y remarque plus tôt et plus intensément des phénomènes qui concernent toute la société française, même s’ils revêtent des formes plus abruptes là où les conditions de vie sont plus difficiles. Il est important de comprendre que l’ensemble de la société est traversé par ces tensions et ces contradictions. L’école aussi. Et dans un cadre de tensions extrêmes, les difficultés à vivre en commun, les étincelles entre élèves et enseignants peuvent produire des explosions.

Elles ne sont pas fatales, disent nombre d’observateurs et de gens du terrain, à condition de prendre des mesures. Vous ajoutez : à condition d’édicter des normes, ce qui relève de la responsabilité politique et citoyenne. Doit-on conclure de la dégradation de la situation que rien n’est fait ou trop peu ?

B.C. : On désigne par le seul mot de "violence" des actes extrêmement différents : l’usage d’une arme autant que la grossièreté verbale, qu’elle soit volontaire ou involontaire, ou encore le fait qu’on vous envoie la porte sur le nez. Tous sous la même étiquette ! Les violences scolaires ne sont pas fatales parce que leurs causes sont multiples. Les réponses sont aussi variées que les causes. Elles méritent toutes d’être mises en oeuvre. En France, aujourd’hui, on prend des mesures institutionnelles, et on tente d’améliorer les conditions de vie dans l’établissement.

A mon sens, deux interventions fondamentales sont indispensables, à deux niveaux, le politique et le quotidien de la classe.

Le politique. Il y a une urgence absolue à tenir un discours fort sur l’école dans les quartiers populaires. Un discours de même ampleur et de même force symbolique que celui de Ferry il y a un siècle. Il s’agit de dire clairement "le pays a la responsabilité que tous les jeunes puissent acquérir la formation de base et s’insérer dans la société. C’est un défi collectif que nous sommes décidés à relever. Tous les jeunes doivent être formés, y compris ceux des quartiers en difficultés, y compris ceux qu’on appelle à tort d’origine migrante et qui font partie du corps national français. Il est temps que la société se mobilise autour de cette question".

Des phénomènes d’ethnicisation et de racisme s’installent dans les écoles. Les enseignants parlent de plus en plus de leurs difficultés en termes ethniques. Il y a dix ans ils parlaient d’enfants de milieu populaire. Depuis un an ou deux, nouvelle étape, on entend des discours ouvertement ou insidieusement racistes de la part de certains enseignants ou de personnels. On pouvait penser que, dans le domaine de l’éducation précisément, la société résisterait à la peste raciste. Le tabou est en train de sauter.

Le quotidien. La violence scolaire se fabrique au quotidien, dans la classe, le coeur du réacteur scolaire.

Quand des enfants ne comprennent pas et que leurs professeurs n’arrivent pas à leur faire comprendre, même en s’y efforçant (mais souvent les élèves pensent que les profs se contentent de dire "Tu comprends, c’est bien, tu comprends pas, tant pis pour toi"), la tension s’installe car la dignité personnelle et professionnelle de chacun est en jeu. L’échec de l’acte pédagogique produit des tensions permanentes et très fortes, dont on ne parle pas. Elles s’aggravent terriblement du fait des orientations scolaires.

Certains élèves commencent à dire "De quel droit le prof il nous juge ?" Question qui paraît démentielle, mais il faut savoir que les décisions d’orientation ne concernent pas seulement le niveau cognitif de l’élève, elles engagent sa vie future. Il n’est pas illogique qu’ils disent que "ce n’est pas au prof de décider de ce que je ferai dans ma vie plus tard". De fait, les décisions scolaires engagent de plus en plus profondément l’avenir des gens, à cause du lien étroit, trop étroit entre scolarisation et insertion professionnelle, dans notre société de plus en plus dure.

Pourquoi des élèves ressentent-ils un jugement scolaire comme plus important que ce qu’il est, comme une mise en cause de leur personne ?

B.C. : Les jeunes jouent gros à l’école. Ils jouent leur vie, non seulement leur espoir d’avoir un bon métier, mais même celui d’un simple travail. Leur raisonnement est assez bien illustré par la réflexion d’une élève de 5e : "Si on veut un appartement, il faut donner une fiche de paie, donc il faut avoir un travail, donc réussir à l’école." L’enquête sur les lycées professionnels indique que la majorité des jeunes projette seulement de mener "une vie normale". Pour y parvenir, ils doivent obtenir un emploi, donc un diplôme, donc une réussite scolaire. CQFD.

On entend même une autre demande, assez comique, de la part de certains gamins : "Les profs sont payés, pourquoi pas nous ?" Folie, certes. Mais si l’emploi futur dépend du niveau d’étude, ils engagent leur vie à l’école. En exagérant à peine, la carrière professionnelle commence en maternelle !

L’enjeu est tel que les gamins doivent consentir de plus en plus de sacrifices. On entend des remarques aussi tristes que celle-ci : "Il faut choisir : avoir une jeunesse ou être bon élève".

Renoncer aux jeux, aux loisirs, à cet aspect essentiel de la vie enfantine et adolescente, parce que le monde est de plus en plus concurrentiel et que les chances qu’il offre sont de plus en plus faibles... Même une réussite scolaire ne garantit plus ce que la société assurait il y a encore quelques années.

Le chômage massif qui ronge la société nourrit des angoisses folles. Mais l’école ne représente pas, et c’est tant mieux, l’unique voie de réalisation personnelle et de réussite sociale. Les jeunes ne dramatisent-ils pas la réalité ?

B.C. : C’est la réalité de la situation économique d’une génération en banlieue : l’angoisse ! Les jeunes et leurs parents savent que réussir à l’école est pratiquement le seul moyen à leur disposition pour s’en sortir et qu’on peut se retrouver caissière dans un supermarché avec un BTS en ventes ou chômeur avec un diplôme en informatique, ou encore aide-éducateur avec l’un ou l’autre diplôme. C’est une expérience vécue.

On comprend mieux alors pourquoi la barrière n’est pas étanche dans les manifestations lycéennes entre ceux qui cassent et les autres. Les "sages" regrettent la casse et la déplorent éventuellement mais ils comprennent. Elle est une réaction, que la majorité des lycéens refusent, à une situation que la majorité d’entre eux comprennent.

Ces jeunes sont dans l’angoisse, ils nous disent la folie de ce monde : pour avoir un travail, il faut de l’expérience mais pour en avoir il faut commencer à travailler. Ils se heurtent au racisme à l’embauche. Même avec un diplôme et une carte d’identité française, mieux vaut avoir la peau assez blanche. S’appeler Mohamed n’aide pas vraiment à trouver un travail de comptable. Et quand on s’appelle Mohamed, pas question de laisser pousser sa barbe ! Ils vivent ces situations objectivement difficiles. L’école est pour eux le moyen de "sortir de la cité" : c’est le mot qu’ils utilisent. Et s’ils coulent ? Alors la terre promise devient l’enfer. Il n’y a plus rien. Seulement des réactions nihilistes qui sont en fait de la rage.

Le rapport enseignant-enseigné est inégalitaire par nature. Difficile pour l’élève d’exiger l’égalité avec le professeur ?

B.C. : Les élèves distinguent clairement le fait que leur enseignant en sait plus qu’eux. Les savoirs ne sont pas en cause. Ce qui l’est, c’est le "respect", comme il disent : "Je respecte du moment qu’on me respecte." Or ils ne se sentent pas respectés par des profs qui ont le droit de faire des remarques sur le plan du savoir mais pas des remarques sur les personnes ce dont certains ne se privent pas. Une jeune fille de l’enquête dit que le prof qui compare les classes entre elles attente à la dignité des élèves. On mesure le malentendu : l’enseignant veut simplement les mettre en émulation, les élèves se sentent agressés.

Cette revendication de respect provient-elle de l’enjeu de la scolarité ou du fait que les rapports entre jeunes et adultes ont changé ?

B.C. : Dans les années 60, 70, 80 se sont installés des mécanismes d’individuation. C’est davantage la mise en évidence de valeurs en référence à l’individu, que de l’individualisme. La sensibilité au respect de chaque individu est beaucoup plus vive qu’autrefois, sans doute en rapport avec l’affaiblissement du sentiment d’appartenance à une classe sociale. Ces jeunes se sentent, en cas d’insultes ou d’insultes présumées, atteints comme individu et comme membre d’une famille. Je me rappelle l’histoire du gamin turbulent accroché au portemanteau par l’instituteur. Le père du gamin, au cours d’une discussion à ce sujet, a frappé l’enseignant. Il s’est vu infliger une amende. L’humiliation circule du fils au père, du père au fils.

Les difficultés scolaires rendent ces questions très aiguës. L’élève en échec perd pied, s’angoisse, s’agite, se fait critiquer par son professeur même si ce dernier est animé de bonnes intentions. Une réflexion comme "Tu ne fais jamais tes devoirs" est ressentie comme un jugement de valeur sur la personne. Un élève dit par exemple à l’enquêteur : "Le prof nous traite de mongols". Il reprend : "non, il n’a pas dit ça mais on comprend que c’est ce qu’il veut dire". Une lycéenne parle de la façon dont "les profs savent injurier poliment", dire des choses très dures sans encourir de critiques institutionnelles ou sociales. Les élèves ne savent pas le faire, éventuellement ils frappent.

Ne pensez-vous pas que certaines familles jouent un rôle néfaste ?

B.C. : Les situations se construisent avec de multiples processus qui fonctionnent simultanément et s’articulent. Leur travail produit tel résultat. C’est la faute à tout le monde et à personne. Mais la responsabilité existe : celle des pratiques des parents, des élèves, des professeurs. Des pratiques différentes ont des effets différents. On peut changer les situations. Quelquefois des machines infernales se mettent en route, où les côtés négatifs des uns et des autres s’accumulent et aboutissent à la catastrophe. Parfois au contraire, il y a un jeu de compensation. Il se passe dans les familles des choses qui n’empêcheront jamais un enfant de réussir, compte tenu de ce qui se passe à l’école. L’inverse est tout aussi vrai.

Les problèmes de l’école dépassent l’école ?

B.C. : C’est à la société d’assigner à l’école des missions non contradictoires donc faisables. De desserrer l’étau entre l’école et l’insertion professionnelle. De re-faire de l’école un lieu qui, certes, donne une formation utile à l’insertion professionnelle, mais aussi et d’abord un espace pour apprendre, comprendre le monde, entrer dans des univers nouveaux, dans des formes d’activités qu’on ne trouve pas ailleurs. L’école vécue sous le signe du sens et du plaisir intellectuel a largement disparu de la tête des parents, des élèves, de certains politiques. L’école est faite pour apprendre et c’est efficace pour l’insertion professionnelle. Mais à viser trop directement l’insertion on met l’école dans une situation impossible.

* Professeur en sciences de l’éducation, université Paris-VIII- Saint-Denis. Vient de publier Le rapport au savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, éd. Anthropos.

1. Le 5 février 1999

2. Bernard Charlot a coordonné avec Jean-Claude Emin Violences à l’école, Etat des savoirs, Armand Colin, collection Enseigner, 1997.

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