Accueil > idées/culture | Par Marion Rousset | 28 octobre 2011

Race contre classe

Deux ouvrages interrogent la place des minorités visibles dans la
sphère politique. La lutte des races supplante-t-elle celle des classes ?
L’Ethnicisation de la France, de Jean-Loup Amselle, et Minorités
visibles en politique
, d’Esther Benbassa, mettent en scène le débat.

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Classes ou races, prolétariat ou minorités
visibles, combat pour l’égalité
ou reconnaissance de la diversité.
Dans son dernier ouvrage, L’Ethnicisation
de la France
, Jean-Loup
Amselle déplore un renversement des priorités.
«  L’essor du multiculturalisme, en France et plus
largement en Europe, a pour corrélât le déclin
du social et l’abandon de l’universalisme
 »,
estime-t-il. L’anthropologue porte un jugement
très tranché sur les études postcoloniales qui,
parce qu’elles mettent en avant les identités
singulières, auraient «  ringardisé la lutte des
classes et les combats syndicaux
 ». Ce faisant,
il fustige les goûts chics d’une couche baptisée
« éthno-éco-bobo », accusant le multiculturalisme
porté par une partie de la gauche et de
l’extrême gauche de double complicité – avec la
xénophobie ambiante et le néolibéralisme. Il est
une analyse déjà connue qui consiste à souligner
la manière dont les pensées postmodernes
viennent servir, sur les cendres de la défense du
service public, un pouvoir régnant sur un électorat
fragmenté, divisé, donc « manipulable ».
Un électorat par ailleurs facile à contenter : «  À
effectifs égaux, cela ne coûte rien en effet d’augmenter
le nombre de policiers blacks ou beurs
. »

En revanche, affirmer comme le fait Jean-Loup
Amselle que « l’essor du multiculturalisme se
traduit en France par une montée du racisme
 »
est chose plus surprenante. « Contrairement à
l’objectif visé, la discrimination positive à l’égard
des “minorités” régionales, ethniques ou linguistiques
ne semble avoir pour effet que de
solidifier, par une sorte d’effet boomerang, à la
fois les identités nationales et européenne, que
celles-ci soient conçues comme blanches, chrétiennes
ou les deux à la fois
 », explique l’auteur.
L’accusation portée est de taille : en mettant en
avant les singularités raciales et culturelles, une
partie de la gauche enfermerait du même coup
les personnes issues de la diversité dans leur
« négritude » ou leur « arabo-islamité ».

Race et émancipation

Pour les mouvements minoritaires, l’affirmation
de la race, en transformant le stigmate en force,
est un chemin vers l’émancipation. Pour Amselle,
au contraire, on ne peut à la fois en appeler
à des statistiques ethniques et dénoncer le
fichage ethnique de populations. Énoncer des
identités black et beur sans prolonger l’histoire
coloniale. À l’approche du cinquantième anniversaire de la mort de Frantz Fanon, l’anthropologue
sollicite ce dernier pour mettre en lumière
ses divergences. « En contexte colonial, pour
Fanon, la race ou la couleur de la peau sont
donc “déterminantes en dernière instance”, elles
priment l’appartenance de classe
 », explique-t-il.
Car «  face à la honte de soi qui est le propre
de la condition noire, la revendication de la négritude,
celle-ci fût-elle entachée d’irrationalité,
apparaît comme la seule issue possible
 ». L’occasion
pour Jean-Loup Amselle d’exprimer son
attachement au logiciel marxiste : «  Peut-on se
débarrasser aussi facilement, sinon du matérialisme
historique, tout du moins de la détermination
par le social ? Celui-ci est-il aussi aisément
soluble dans la race ?
 » Une défense du primat
du social sur le racial qui se fait au prix d’une
caricature de Fanon. L’avant-dernière livraison
de la revue Contretemps permet de restituer la
complexité de la pensée du militant anticolonialiste
 : Rafik Chekkat revient sur la « difficile dialectique
qu’opèrent les non-Blancs entre revendication
raciale et revendication de classe
 ». Il
insiste sur cet entrelacement subtil d’une expérience
subjective d’homme noir et d’une analyse
des structures sociales et économiques qui
engendrent le racisme. « La véritable désaliénation
du Noir implique une prise de conscience
abrupte des réalités économiques et sociales.
S’il y a complexe d’infériorité, c’est à la suite
d’un double processus : économique d’abord ;
par intériorisation, ou, mieux, épidermisation de
cette infériorité, ensuite
 », écrit Fanon. Si ce dernier
revendique une identité noire, la conscience
raciale semble donc chez lui inséparable de la
conscience de classe.

La république raciste

« La séquence de luttes antiracistes récente
marque aussi – voire surtout – le surgissement
sur la scène politique et sociale de la question
raciale
 », constate Rafik Chekkat. Surgissement
qui ne laisse pas indifférent le monde de la recherche. Pour preuve, l’ouvrage récent,
Minorités visibles en politique, coordonné par
Esther Benbassa. Elle pose d’emblée un postulat
inverse à celui de Jean-Loup Amselle : «  On
préfère hélas esquiver les vrais problèmes au
nom même des valeurs de la République et de la
laïcité, lesquelles deviennent, dans la bouche de
certains, y compris de gens de gauche, les fers
de lance d’une islamophobie de bon ton.
 » Pour
Éric Keslassy, les principes républicains servent
de paravent à des pratiques inégalitaires au sein
des partis. De fait, le profil type de l’élu contredit
les prétentions abstraites à l’égalité. « Homme,
blanc, de plus de 55 ans, appartenant aux
couches sociales supérieures…
 », il cristallise
toutes les formes de discrimination. «  Considérer
que la République est “color-blind” (aveugle
à la couleur) est le meilleur moyen de ne pas
prendre la mesure des discriminations subies
par les Français issus de la diversité
 », estime
le sociologue. La promotion de la « diversité »
au sein des partis, jusqu’à Nicolas Sarkozy qui
a intégré dans son gouvernement Rachida Dati
ou Rama Yade, change-t-elle la donne ? Par-delà
le marketing politique, Vincent Geisser propose
une critique intéressante de cette stratégie qui
existait déjà du temps de la colonisation française
en Algérie avec les «  indigènes représentatifs
 ». Les minorités ainsi intégrées font en général partie des classes moyennes de l’immigration
maghrébine et pratiquent rarement une religion.
« On attend de ces élites qu’elles offrent un minimum
de visibilité communautaire
 », explique le
chercheur. « Les élites ethniques sont valorisées
pour leur détachement à l’égard de la communauté
d’origine et leurs gages de conformisme
par rapport au “système”.
 » Mais elles assument
en même temps un rôle de médiateur par rapport
aux populations immigrées. « Ce processus
d’éthnicisation forcée aboutit à les enfermer
malgré elles dans une sous-catégorie d’élites
républicaines
 », conclut Vincent Geisser. La sociologue
Nacira Guénif-Souilamas, elle, évoque
une « République blanche » tout entière repliée
sur elle-même. Et derrière le « lieu commun du
communautarisme minoritaire, particulièrement
musulman
 », elle pointe l’existence ignorée d’un
« communautarisme majoritaire ».

Jean-Loup Amselle et Esther Benbassa donnent
à voir une lutte des «  grands récits ». L’essor
des voix minoritaires dans le champ politique
bouleverse la grille classique des conflits de
classe. Les discours postcolonialistes ébranlent
l’héritage des Lumières. Entre fils et frictions, batailles
et passerelles, la question raciale se frotte
à la question sociale.

A lire

L’Ethnicisation de la France

de Jean-Loup Amselle

éd. Lignes, 144p.,14 €.

Minorités visibles en politique

coordonné par Esther Benbassa

éd. CNRS,128p., 24 €.

Contretemps n°10

éd.Syllepse, 12 €.

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