Accueil > Culture | Par Nicolas Kssis | 1er mai 2008

Rap français. Les pieds dans le béton

Le fric le hante, les médias le flattent... Mais malgré des relents plus souvent commerciaux que subversifs, il reste le genre musical le plus censuré et poursuivi.

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Constat de départ, le rap français constitue aujourd’hui en France un des courants artistiques les plus prolifiques et, si on l’englobe avec le r’n’b sous l’appellation de musique urbaine, un des plus vendeurs. On ne compte plus les groupes qui essaiment sur Myspace, les albums qui sortent en indé ou sur les majors, les nouvelles stars et les anciennes gloires. Les rappeurs sont rentrés, de force au départ, mais quand même à fond, dans le système médiatique, trépignant désormais devant les « prime » des émissions de téléréalité ou s’inventant une légende sur les sites de vidéos en partage. La reformation provisoire de NTM, combo le plus fondamental, pour ne pas dire fondateur, de la scène hexagonale, offre la possibilité de mesurer l’ampleur du chemin parcouru, depuis les premiers micros libres sur Radio Nova, jusqu’à remplir maintenant Bercy sur un simple effet d’annonce.

FONDS DE COMMERCE

Massif et pléthorique, l’auditeur moyen et non averti y retrouve forcément à boire et à manger, y compris sur le versant idéologique (avec sa sacralisation de la famille, son tabou de la religion, etc.). Ainsi, que reste-t-il de commun, à part l’étiquette de l’industrie du disque, entre les tenants d’un rap d’adultes plutôt « conscient » (Rocé, Kohndo, Abd-el-Malik, etc.), les vétérans qui tiennent leurs rangs en misant d’abord sur leur qualité artistique (Joey Starr, Oxmo Puccino, Iam), les militants altermondialistes, sorte de néo-rock alternatif (Keny Arkana, Kalash...), les atypiques branchouilles (Daabazz, Tekilatex...) de « la banlieue molle » et le rap « racaille » pour Skyrock à la Booba, qui complète le gros des ventes, avec celui plus consensuel et girly de Diam’s ? Désormais, même Pierre, l’un des fils de Nicolas Sarkozy, produit du rap sous le pseudonyme de Mosey (dans un univers où bouffer du Sarko s’avère un fonds de commerce, belle mise en abîme). Mouloud, journaliste à Canal+ et grand connaisseur de la question, tranche à la hache : « Le rap ne sait plus qu’agiter des phantasmes. Soit il fait le jeu de l’UMP en proposant une vision caricaturale de la banlieue, soit c’est la soupe moraliste niaise. » Il est d’une certaine façon devenu tellement caricatural, que ce furent en 2008 des humoristes qui en abusèrent le mieux (ses codes, ses signaux, etc.), comme Fatal Bazooka de Michael Youn ou le Belge James Deano avec son inénarrable « Fils du commissaire ». Pour le rappeur Rocé, les causes profondes du malaise sont à rechercher dans la persistance du regard colonial sur les enfants d’immigrés. « Ce sont des rôles que les rappeurs n’avaient pas choisis au départ, mais qui sont héritiers des vieux phantasmes des « métèques », ceux qui font peur ou font rire, le sauvage dans les anciennes colonies. C’est ce que veut entendre le plus grand public. Les rappeurs se placent automatiquement dans ce fonds de commerce. »

DEBOIRES ET HARCELEMENT

Malgré ses outrances et son goût originel du « bling-bling », la jeune rappeuse marseillaise très engagée Keny Arkana souligne en contrepoint que « le rap reste la première musique que l’on censure et que l’on attaque en France. Cela démontre quelque chose en dépit de toute cette vénération malsaine pour le fric » . Les démêlés de La Rumeur avec la justice ou le harcèlement par un groupuscule d’extrême droite de Sniper, tout comme les déboires parlementaires de Monsieur R, l’illustrent parfaitement.

Même perverti politiquement (le cas Doc Gyneco) ou complètement amorphe artistiquement, il persiste toujours dans le rap un peu de poison anticonformiste, une sorte d’irrédentisme asocial, qui puise sa source au plus profond de l’essence de cette musique, même quand elle se contente d’évoquer les beaux culs et les grosses cylindrés. Nick Cohn, écrivain rock, avait parfaitement résumé l’ADN de cette culture dans son livre Triksta : « Le hip-hop a été créé en douce, par et pour les exclus, et son message de base était le défi à travers la fête : nous on est là, fils de putes. On est toujours vivants. Venez voir, on est plus vivants que vous. »

En France, l’histoire commence également de la sorte. L’explosion du rap français est concomitante de la naissance du « problème des banlieues ». Il est en fait la bande-son au sens large du spectre, le reflet parfois repoussant (sexisme, homophobie, etc.), mais assez fidèle, s’insinuant partout avec flamboyance, au fur et à mesure que les digues sociales lâchaient les unes après les autres. Le choix des mots apposés sur ces réalités « émergentes » acheva la répartition des rôles. Le passage d’une banlieue rouge ouvrière à des « cités » immigrées et miséreuses, que ces jeunes finirent par nommer « ghettos » à l’instar des grands frères ricains, apporta la touche finale au tableau. Porteuse de l’espoir du monde en 1968, la jeunesse était redéfinie en classe dangereuse. Le rappeur Booba synthétise cette régression à la mode « particulier à particulier » : « quand je traîne en bas chez toi, je fais chuter le prix de l’immobilier » .

« La Deuxième France » dont se réclame Kery James, celle des « basanés » , « délinquants » et « futurs terroristes » , ceux qui utilisent les manifestations lycéennes comme des self-services de la dépouille, était née. Les rappeurs choisirent ensuite leur propre parcours artistique, mais ni l’industrie du disque ni les médias n’oublièrent d’où ils venaient. La relation au politique en fut dès le départ viciée. Devant la défaillance des partis à relayer voire à comprendre le drame humain qui se nouait sous leurs yeux, ils demandèrent ou exigèrent, comme le reste du corps social, du rappeur d’occuper le terrain dorénavant vacant de la représentativité citoyenne, de l’exemplarité sociale voire du contrôle parental. Beaucoup de politiques ne se rappelèrent alors qu’en 2005 que tout était annoncé dans ces fameux CD, avec évidemment le « Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu » de NTM, un hymne anticipateur dont même les auteurs aujourd’hui ne croient plus en l’issue heureuse. Y compris à gauche, le désarroi devant l’objet rap fut et resta dominant, à force de le réduire à une musique engagée, sans comprendre qu’elle avait d’abord les pieds dans le béton. Le rap ne va pas changer la société ni la politique. Elles ne l’ont jamais écouté, ce qui reste sa principale raison d’être.

N.K.

Paru dans Regards n°51 mai 2008

A écouter

  • Kery James, Kery James (Warner)
  • NTM, Best of (Jive)
  • Princess Anies, Au carrefour de ma douleur (Tilt)
  • La Caution, Peine de Maure/ Arc en cile pour daltonien (Kerozen)*
  • Keny Arkana, Désobéissance (Because)
  • La Rumeur, Du c’ur à l’outrage (La rumeur rcd)
  • Rocé, Identité en crescendo (Universal jazz)
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