Qui aurait imaginé que l’opuscule de
Stéphane Hessel deviendrait un
best-seller ? L’incroyable succès
d’Indignez-vous !, qui a dépassé
en quelques mois les deux millions
d’exemplaires vendus en France, a surpris
jusqu’à son éditeur montpelliérain, Indigène.
Ayant bénéficié de la personnalité de son auteur,
diplomate nonagénaire, rescapé des camps, ce
livre est l’arbre qui cache la forêt.
Sur les tables des librairies, une multitude d’essais
et de revues invitent à une résistance en
actes – au-delà d’une indignation perçue dans
la tradition de Zola et de Sartre comme le motif
premier –, de la désobéissance civile à l’art de
résister, de l’insurrection pacifique au combat
des juges contre le pouvoir. Plusieurs de ces
publications interrogent le présent au regard du
passé, tissant des liens troublants entre les résistants
d’hier et ceux d’aujourd’hui, pour mieux
sonner l’état d’alerte.
Les raisons de la colère sont nombreuses dans
la France de Nicolas Sarkozy, mais ce n’est sans
doute pas un hasard si, avant la réforme des retraites
et autres remises en cause des acquis du
Conseil national de la résistance, Hessel évoque
« cette société des sans-papiers, des expulsions,
des soupçons à l’égard des immigrés ». En effet,
c’est sur la stigmatisation des étrangers, dans
le discours de Grenoble, les « débats » nauséabonds
sur l’identité nationale et la laïcité, la méfiance
envers les mariages mixtes, la loi Besson
et les quotas d’expulsion, que repose la tentation
d’un parallèle avec les années 1930.
Menaces sur les démocraties
Si la comparaison ne peut être menée « terme à
terme », selon l’expression de Joseph Confavreux
dans la dernière livraison de la revue Vacarme,
elle peut avoir valeur de « conjuration ». L’historien
Gérard Noiriel, lors d’une séance d’audit
des politiques migratoires à l’Assemblée nationale
[1], mettait en perspective les menaces qui
pèsent sur les démocraties : « Les années 1930
montrent clairement que la stratégie des partis
de gouvernement ayant cherché à capter les
voix de l’extrême droite en reprenant ses thématiques
sous une forme euphémisée, aboutit
à une fuite en avant mettant en péril les institutions démocratiques. » De l’appel de Stéphane
Hessel – qui vient de publier Engagez vous
!, avec Gilles Vanderpooten, 25 ans – au
tête-à-tête entre Raymond Aubrac et son petit-fils
(Passage de témoin), les résistants d’hier
nouent le dialogue avec ceux d’aujourd’hui.
L’histoire commence au Plateau des Glières qui
accueille chaque année un rassemblement où
les résistants de la Deuxième guerre se mêlent
du présent [2]. Dans ce contexte, les éditions
La Découverte viennent de rééditer pour la deuxième
fois, à un an d’intervalle, le programme
du Conseil national de la Résistance (Les jours
heureux). Le sous-titre, « Comment il a été mis
en oeuvre et comment Sarkozy accélère sa démolition
», appelle des passerelles.
« Filiation inquiétante »
Le magistrat Serge Portelli, vice-président au
tribunal de grande instance de Paris, ose également
le rapprochement entre les heures sombres
du passé et un présent borderline. Toutes proportions
gardées. « Les murs des camps de
concentration ne sont pas en construction, la
Gestapo ne veille pas, le nazisme n’est pas mort,
mais il n’est pas en gestation dans la rétention
de sûreté. Le danger est très différent », prend-il
la précaution de préciser dans Juger. Cet essai
plonge à la source des lois rétroactives de Vichy
et de l’usage de la notion de « dangerosité » par
la législation nazie, pour soulever une « filiation
inquiétante » entre les mots et les concepts.
Devant la montée d’un sécuritarisme déshumanisant,
Portelli encourage la justice à devenir un
« lieu de résistance ». Il exhorte les juges, qui en
ont désormais les moyens juridiques, à oublier
leur frileuse timidité pour enfin endosser le rôle
de garants des libertés. Le temps serait venu de
construire « une culture qui ne soit ni celle de
l’obéissance ni celle de la désobéissance, mais
qui se situe ailleurs, sur un autre plan, celui de
la défense des libertés ».
Difficile d’imaginer les tribunaux en remparts
contre le pouvoir. L’auteur cite pourtant plusieurs
exemples récents de bras de fer avec le
gouvernement. Fin 2009, un juge des libertés de
Bobigny refusa de prolonger les gardes à vue
au-delà de 48 heures. En 2010, tous les magistrats
de Rennes à Marseille, en passant par
Lyon et Toulouse, annulèrent d’une seule voix les
procédures à l’encontre de migrants kurdes arrivés
sur une plage de Corse et décidèrent leur
remise en liberté. « L’acte est jugé comme résistant,
à partir du moment où le juge va au-delà
des textes, où il décide de prendre des chemins
de traverse en disant “là, je résiste” », estime la
juriste Sylvia Preuss-Laussinotte. « Le droit des
étrangers est intéressant pour cela car les juges
administratifs en ont de plus en plus assez
d’être les juges des étrangers à qui l’on demande
seulement d’appliquer des mesures. On
veut faire d’eux des personnes qui signent tous les jours des textes pré-écrits et des jugements
rédigés à l’avance », affirme-t-elle dans un entretien
accordé à la nouvelle revue Tête-à-tête qui
consacre son premier numéro à la résistance.
Concept en vogue
Serge Portelli se refuse à voir dans les juges, à la
manière du sociologue Max Weber, de simples
« automates », des « marionnettes du pouvoir »,
des supplétifs de la police. Mais il sait aussi,
malgré l’urgence, que des siècles de soumissions
et de compromissions, jusqu’à la servitude
volontaire qui a trouvé son accomplissement et
son terme dans le régime de Pétain, met forcément
du temps à s’effacer.
Face à des lois injustes, il est un concept en
vogue dont on prête la paternité à Henry David
Thoreau : la désobéissance civile. Un recueil rassemblant
« Résistance au gouvernement civil »,
ainsi que d’autres textes moins connus, vient de
paraître. On y (re)découvre le poète retiré dans
les forêts du Massachusetts, qui avait refusé de
payer ses arriérés d’impôts pour protester contre
la guerre au Mexique. Loin des mouvements de
masse qui ont agité l’Inde ou de la lutte pour
les droits civiques aux Etats-Unis, Thoreau avait
choisi l’action individuelle : « En fait, je déclare
tranquillement la guerre à l’Etat à ma manière,
bien que je continue à avoir recours autant que
possible à tous les avantages qu’il offre. »
La désobéissance est une pratique protéiforme
qui se décline aussi sous la plume engagée de
Jean-Marie Muller. L’écrivain, membre fondateur
du Mouvement pour une alternative non-violente,
ne se contente pas d’évoquer les
grandes campagnes de Gandhi ou Martin Luther
King. Il se penche sur des événements moins
célèbres, comme le soulèvement d’enseignants
norvégiens contre l’occupation nazie.
Tandis que L’impératif de désobéissance croise
sources philosophiques et réflexion stratégique,
le numéro de printemps de la revue Mouvements
confronte le point de vue des désobéisseurs
Isabelle Fremeaux, John Jordan et Yvan Gradis
et de la philosophe Sandra Laugier [3]. Les
interrogations que soulèvent cet entretien et les
autres publications se rejoignent : il est partout
question des relations complexes entre l’éthique
et le politique, le coeur et la raison, l’individuel
et le collectif, les organisations classiques et
d’autres formes d’action, le sentiment d’indignation
et la capacité de transformation. Raymond
Aubrac témoignait, au Plateau des Glières, de
l’« optimisme » de ceux qui avancent « vers leur
but ». S’il prend ses racines dans le passé, le
désir de résister parvient-il à dessiner un avenir
désirable ?