Goudouli, c’est
le nom d’un
poète occitan
et d’une
rue d’un quartier
cossu de Toulouse. En
quelques mois, c’est aussi
devenu le nom d’un lieu,
squatté par des travailleurs sociaux
confrontés à une situation
d’urgence : mettre à l’abri les
grands précaires, de plus en
plus nombreux à mourir dans
la rue. Selon Annabelle Quillet,
conseillère en économie sociale
et familiale et membre du
Groupement pour la défense
du travail social (GPS) qui
réunit depuis 2008 des travailleurs
sociaux et sanitaires, un
chiffre l’atteste : « En un an, on
a dénombré vingt-deux décès
à Toulouse contre sept ou huit
les années précédentes. » La
raison à cela ? Des demandes
en hausse et un budget pour
l’urgence sociale en baisse.
« La politique du gouvernement
privilégie le logement adapté à
des publics déjà autonomes.
La stabilisation c’est bien pour
ceux qui en bénéficient, mais
ça exclut les plus fragiles qui
ne parviennent plus à avoir de
places via le 115 », résume
Bruno Garcia, coordinateur de
la veille sociale, le 115 local. De
fait, à Toulouse, le 115 ne satisfait
pas à 163 demandes d’hébergement
par jour, un chiffre
qui a doublé en un an. Et pour
avoir gain de cause, rappeler et
rappeler encore sans se décourager
est une règle de base à
laquelle les grands précaires
ne se plient pas. « Un grand
précaire est une personne qui
cumule les problèmes et les
pathologies. Du coup, ce sont
des gens jugés peu désirables
dans la plupart des foyers car
souvent alcooliques, psychotiques… », explique Pierre Cabanes,
infirmier et membre de
l’Équipe mobile sociale et de
santé. Pour autant, deux lieux
situés au centre de Toulouse
les accueillaient de temps en
temps… jusqu’à leur fermeture
en décembre 2010 et leur
remplacement par un nouveau centre d’accueil en périphérie
et donc inaccessible pour la population
concernée. « On veut
foutre la misère en dehors de la
ville », constate Bruno Garcia.
Sauf que le constat va devenir
colère, et la colère générer
des actions militantes en cascade.
Le GPS monte alors en
puissance. Une grève d’abord,
sans résultat. Puis l’occupation
de la cathédrale Saint Étienne
à Toulouse. Rien n’y fait.
Les travailleurs sociaux et les
quelques SDF qui les accompagnent
sont expulsés manu
militari. Mais l’action alerte le
collectif inter-squat, le réseau
des squatteurs de Toulouse,
qui propose son aide : trouver
un lieu vide et l’occuper.
« La situation nous pousse
à la radicalisation, commente
Bruno Garcia. Nous avons basculé
dans l’illégalité, c’est dire
le malaise du secteur. »
Claude, Serge et les autres
Ledit lieu est vite repéré. Il s’agit
d’anciens locaux de l’Association
nationale pour la formation
professionnelle des adultes
(AFPA) situés rue Goudouli.
L’immeuble spacieux, avec
tout le confort, est investi le
26 avril 2011 par le GPS pour
« mettre à l’abri des personnes
en danger car très abîmées par
des années de rue », précise
Pierre Cabanes. Elles sont dix-sept
aujourd’hui à y vivre, des
hommes exclusivement, connus
depuis longtemps des services
sociaux, âgés de 30 à 70 ans.
Parmi elles, il y a Claude, 58
ans, belle gueule cassée par
des années de rue et une forte
consommation d’alcool. Dans
sa chambre, qu’il occupe seul,
un livre traîne sur son lit. Il dit
avoir dévoré la totalité des bouquins
de la petite bibliothèque
de Goudouli. Claude se définit
comme « un fils de bourgeois
et un intellectuel de droite » qui
a choisi la rue pour la liberté et
par refus du système. Mais le
système a du bon et la rue ses
inconvénients de plus en plus durs à vivre, surtout l’hiver.
Alors, à Goudouli, Claude se
pose, participe à la vie du lieu
et apprécie la convivialité entre
les résidents.
Au salon, assis sur l’un des
grands fauteuils donnés par
Emmaüs, il y a aussi Serge,
51 ans. À la rue à la suite d’un
conflit familial, victime d’un accident
de voiture, devenu épileptique,
Serge ne supportait plus
la vie en foyer, son agitation, et
surtout l’impossibilité d’y rester
la journée. Ici, il est au calme et
c’est lui qui décide s’il sort ou
pas. Et puis, pour lui l’endroit est
loin d’être anodin. C’est là, dans
ses locaux, que ses parents se
sont rencontrés, tous deux travaillant
pour l’AFPA au temps
où elle occupait les lieux. Ça
le fait bien rire, Serge, ce coup
du sort. Il s’en va même écrire
à ses parents pour leur raconter
la bonne blague. Des parents
avec qui il n’a plus de contacts
depuis quelque temps. Son
regret : ne pas pouvoir recevoir
ses enfants. Il dit en avoir quatre
– « des éléments de biographie
impossible à vérifier », précise
Pierre Cabanes. Il en voit certains,
pas d’autres. Et dans sa
vie rêvée, il espère bien avoir un
logement à lui pour pouvoir les
accueillir un jour.
Et puis, il y a Monsieur
Christian, l’un des plus âgés des
résidents. Comme beaucoup de
personnes venant de la rue, il a
des problèmes pour se repérer
dans le temps et dans l’espace.
Cela ne l’empêche pas de
partir des journées entières
sans pouvoir rentrer. À la nuit
tombée, commence alors un
jeu de pistes pour le retrouver
dans Toulouse, ce que l’équipe
du GPS s’attache à faire pour
ne pas qu’il dorme dehors. Ce
soir-là, soulagement, Monsieur
Christian a été localisé. Mais,
dès le lendemain, il repartira
errer dans la ville : l’appel
de la rue est un élément à
prendre en compte dans la
gestion du lieu.
Des règles de vie adaptées
De fait, si la plupart des résidents
restent à Goudouli,
c’est que les règles de vie
sont en phase avec le public
concerné : lieu à taille humaine,
ouvert 24 heures/24, aucune
limitation de durée, allers retours
avec la rue possibles,
consommation d’alcool et état
d’ébriété tolérés ainsi que la
présence d’animaux. Rien à
voir avec la plupart des lieux
d’hébergement d’urgence,
souvent synonymes de promiscuité,
de vols et de conflits
avec les partenaires de galère.
Annabelle Quillet l’atteste :
« Goudouli, ce n’est pas un
hébergement d’urgence mais
un logement adapté. On a créé
un site idéal, celui que l’on réclame
depuis dix ans. » « C’est
le lieu le plus confortable
pour les SDF de Toulouse »,
s’exclame à son tour Pierre Cabanes.
Et il pourrait bien faire
des petits. D’abord parce que
la préfecture, qui a attaqué en référé pour occupation illégale,
a perdu devant le tribunal administratif.
Le genre de jugement
qui pourrait faire jurisprudence.
Ensuite parce que s’est mis en
place un groupe de travail pour
modéliser ce type d’établissement
et monter un projet définitif
; leurs conclusions seront
rendues dans deux ans. Une
victoire inespérée pour le GPS
qui a, du coup, créé une association
– La Maison Goudouli –
pour mieux gérer l’endroit durant
la phase intermédiaire. Depuis
décembre, l’État et la fondation
Abbé Pierre les subventionnent
permettant l’embauche de travailleurs
sociaux et d’animateurs,
dont certains résident à
Goudouli sept jours sur sept.
La mairie de Toulouse fournit la
nourriture pour les deux repas
journaliers et une convention
d’occupation a été signée
avec la préfecture. Mais cette
officialisation ne modifie en rien
« l’esprit de la maison » ; les
bénévoles du GPS, qui pendant
plusieurs mois se sont
relayés pour s’occuper des
résidents et qui continuent à
être très actifs dans l’animation
du lieu, y veillent. De fait,
Serge, Claude, Christian et les
autres commencent à se sentir
chez eux dans ces locaux
un peu froids mais que tout
un chacun s’attache à rendre
conviviaux grâce à des repas
en commun, préparés par
Bernard, un résident, ex-cuistot,
et des activités culturelles. Par
ailleurs, la présence continue
sur place des bénéficiaires permet
le suivi sanitaire – la plupart
doivent prendre des médicaments
pour des problèmes de
trouble mental et/ou physique
–, l’ouverture de droits et, parfois,
une baisse de la consommation
d’alcool.
De quoi redonner sens à
l’autocollant de l’AFPA figurant
toujours sur la boîte aux
lettres du local, sur lequel
on peut lire : « Votre avenir
nous engage. »