Accueil > Société | Reportage par Benoît Borrits | 3 janvier 2012

Seafrance, au bord du naufrage

La compagnie de Ferry
SeaFrance, filiale de
la SNCF, qui assure la
liaison Calais Douvres est
aujourd’hui menacée de
liquidation. Pour sauver
leurs emplois, les salariés
souhaitent reprendre
l’entreprise sous la forme
d’une SCOP. Le plan
semble viable, sauf que
la direction a subitement
décidé d’interrompre l’activité
de l’entreprise, obérant
ainsi toute chance de
relance de la compagnie.
Reportage.

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Samedi 10 décembre
2011 à 10 heures,
place Henri Barbusse
devant le phare de Calais –
ville qui connaît un taux de
chômage de 16 % – la manifestation
se met en mouvement
derrière une banderole où est
inscrit « Avec la SCOP, sauvons
SeaFrance ». La SCOP ?
Une Société coopérative et
participative dans laquelle les
salariés sont majoritaires au
capital et dirigent l’entreprise
sur la base d’une voix par individu
et non en fonction de l’apport
financier de chacun. « Si
ce projet voit le jour, ce sera la
plus grosse SCOP en création
jamais vue dans notre pays
 »,
indique Sébastien Cote, délégué
CFDT et cofondateur de
la SCOP.

Pour comprendre les revendications
actuelles des salariés,
il faut remonter le fil de
l’histoire. SeaFrance est une
compagnie de ferry qui assurait
la desserte Calais Douvres
pour les passagers et le fret.
Filiale prospère, détenue à
100 % par la SNCF, elle a
généré des bénéfices jusqu’en
2007 – contre toute attente,
la construction du tunnel sous
la Manche et l’apparition des
navettes rail d’Euro-tunnel en
1994 ne l’ont aucunement mise
en péril. Cependant, comme
les autres entreprises assurant
la traversée, en 2008 et 2009
elle subit les effets de la crise.
Or dans la tempête, il faut pouvoir
compter sur le capitaine et
en 2008, la SNCF décide de
nommer Pierre Fa à la barre du
navire SeaFrance. Sauf que…
l’ancien responsable de l’audit
interne d’Elf cherche à appliquer
des nouvelles méthodes
de management pour redresser
l’entreprise, méthodes qui
au final se révèlent totalement
contre-productives. Alors que
ses concurrents Euro-tunnel
et P&O se redressent, les
comptes de SeaFrance restent
dans le rouge et en juin 2010,
la compagnie dépose le bilan.

« Je me souviendrais toujours
du jour où notre nouveau
patron, bien calé dans son
fauteuil, un cure-dent à la main, a déclaré d’une façon
détachée qu’il lui fallait 725
suppressions de postes
 »,
raconte Franck Vasseur, lui-même
licencié à cette occasion,
comme pratiquement la
moitié des salariés. Et ceux
qui sont restés ont connu des
conditions de travail difficiles.
«  On a des salariés qui sont
en dépression et plusieurs ont
fait des tentatives de suicide.
Cela fait trois ans que ça dure,
ça suffit ! On a sauvé un collègue
in extremis, à quelques
secondes près c’était terminé.
Le rapport du CHSCT sur les
conditions de travail compare
la situation de SeaFrance à
celle de France Telecom
 »,
raconte un salarié. Et son
collègue d’ajouter : « Avec le
SeaFrance de Monsieur Fa, les
clients pouvaient réserver et
prépayer leur repas au restaurant
sur Internet. Par manque
de personnel, nous n’étions
pas en mesure de délivrer les
prestations prépayées. Les
gens avaient un bon mais le
restaurant était fermé. Imaginez
leur colère. Il est probable
qu’ils ne passeront plus par
SeaFrance
. » « La direction a
mené une double politique de
guerre des prix et de réduction
des effectifs qui l’a menée
dans une spirale régressive
 »,
résume Franck Vasseur.

Recapitaliser

Après le dépôt de bilan, pour
sortir de l’impasse, la SNCF a
présenté une proposition de
recapitalisation de l’entreprise.
Alertés, les concurrents de
SeaFrance ont immédiatement
appelé la Commission européenne
à contrôler la conformité
de ce plan avec les règles
de la concurrence. Et le 24 octobre
dernier, le plan a été rejeté.
« Au fond, ce rejet arrange
la SNCF qui souhaitait se désengager
de l’entreprise : cette
activité ne correspondant pas
à son coeur de métier
 », commente
Franck Vasseur. « On
savait malheureusement depuis
longtemps qu’on n’aurait
jamais l’accord de Bruxelles,
vu les montants qui avaient été
avancés. Si demain, la SNCF
recapitalise l’entreprise sans
licenciement et sans dégrader
les conditions de travail, on
sera les premiers à être d’accord

 », déclare Bruno Landy,
syndicaliste CFDT et cofondateur
de la SCOP. Sauf que
le plan proposé prévoyait 200
nouveaux licenciements et de
nouvelles conditions de travail,
notamment le passage des
journées de travail en 7/7 au
lieu des 2/2 (deux journées de
travail suivies de deux journées
de repos). « On nous explique
que c’est ce qui se passe à
Brittany Ferries, mais ce n’est
pas comparable. À Calais,
le navire est en manoeuvres
toutes les heures et demie.
On ne peut pas dormir correctement
sur un bateau qui est
tout le temps en manoeuvres.
Chaque équipe est divisée en
deux : en faisant 10 heures
30 de travail, on ne peut pas
couvrir les 24 heures. La nuit,
un marin doit avoir 6 heures
de repos, mais ce n’est pas
toujours respecté
 ». Pourquoi
une telle réorganisation ? Pour
économiser sur le personnel
de terre : « Il y avait quatre ou
cinq personnes pour gérer le
personnel embarqué. Ils estiment
maintenant qu’avec une
seule personne, ils pourraient
gérer l’ensemble des embarquements.

 » Des petites économies
aux dépens de la santé
des salariés…

La recapitalisation refusée,
les espoirs de reprises s’amenuisent.
Deux offres sont alors présentées au tribunal de commerce
le 16 novembre 2011 :
une émanant d’un consortium
composé à 85 % du groupe
danois de ferries DFDS et à
15 % de Louis Dreyfus Armateurs
 ; la seconde étant la reprise
en SCOP défendue par
la CFDT, syndicat ultra-majoritaire
dans l’entreprise.

Plans de sauvetage

Si DFDS est intéressée par
la reprise de SeaFrance c’est
parce qu’elle opère déjà une
traversée Dunkerque Douvres.
« Ils n’ont ni marins danois ni
marins français parce que ça
coûte trop cher. Sur les navires
de DFDS à Dunkerque,
vous avez des officiers britanniques
et des marins d’Europe
de l’Est
 », explique Bruno Landy.
En clair, une entreprise à
l’image de cette Europe de la
concurrence libre et non faussée,
imaginée par Bruxelles,
et dans laquelle l’emploi local
est une priorité secondaire. On
peut aussi se demander si le
souhait de DFDS de s’installer
à Calais n’est pas lié au futur
projet de terminal méthanier
de Dunkerque, qui pourrait
interdire l’utilisation du port à
la marine marchande ? Toujours
est-il que l’offre de DFDS
ne reprenait que trois navires
sur quatre (pour un montant
de 5 millions d’euros) et
prévoyait, en outre, la suppression
de 420 emplois sur les
876 restants : les effectifs initiaux
de SeaFrance se voyaient
alors divisés par quatre !

Contrairement à cette offre, le
projet de SCOP a pour objectif
de maintenir l’emploi de tous
les salariés à l’exception, bien
sûr, de la direction nommée
par la SNCF. « Vu l’état dans
lequel ils ont mis l’entreprise,
on peut difficilement leur demander
de diriger la SCOP
 »,
confie un salarié. À cet effet,
une structure juridique SCOP
a déjà été constituée et 880
personnes, dont plus de 600
salariés, y ont déjà souscrit.
« On a besoin d’une avance de 25 millions d’euros
pour démarrer, financer l’arrêt
technique des navires et passer
l’hiver. Une fois la propriété
des navires transférée
à la SCOP, on pourra alors
réemprunter 25 millions, ce
qui fait un total de 50 millions

 », explique Didier Cappelle,
secrétaire général CFDT.
L’idée serait donc de vendre à
une Société d’économie mixte
(SEM) au moins l’un des deux
bateaux acquis récemment
par la compagnie. La SCOP
exploiterait ensuite le navire en
location. En terme de développement,
le business plan de la
SCOP mise sur une croissance
du marché en 2012 – liée aux
Jeux olympiques de Londres
– avec une augmentation du
chiffre d’affaires de 14 % par
rapport à 2011, soit 167 millions
d’euros. Ambitieux ? Pas
tant que cela si on se rappelle
que quatre ans auparavant,
SeaFrance réalisait 240 millions
d’euros de chiffre d’affaires et
que, comme l’indique le business
plan, « l’atout majeur
de la solution de la SCOP
est l’adhésion du personnel
au projet
 ».

Remise à flot

Mais le tribunal de commerce
ne partage pas cet enthousiasme
et, le 16 novembre
2011, il rejette les deux offres.
Celle de DFDS car elle intégrait
une renégociation des
nouveaux accords collectifs
« défavorables aux salariés »
induisant « un risque de conflit
social grave
 ». Par ailleurs, les
juges ont estimé que les prix
de reprise pour les bateaux
étaient trop bas par rapport
à leur valeur réelle. Quant à
la proposition de la CFDT,
elle est jugée insuffisante en
termes de financements. Le
tribunal prononce donc la
liquidation de l’entreprise avec
maintien de l’activité jusqu’au
28 janvier 2012 et invite
les parties à représenter un
dossier de reprise avant le
12 décembre 2011.

Très vite DFDS annonce
qu’elle ne fera pas de nouvelle
offre. La chance semble
alors sourire aux salariés qui
mobilisent les collectivités
locales pour lever des fonds.
Et ça marche ! La région Nord-
Pas-de-Calais vote le principe
d’une ligne de crédit de dix
millions d’euros ; la ville de
Calais s’engage pour un million
d’euros ; de nombreuses
municipalités avoisinantes,
comme celles de Gravelines
et de la Grande Synthe, annoncent
qu’elles participeront.
« Aujourd’hui, on doit être à
12 millions d’euros. Il faut
vraiment que l’État fasse bouger
la SNCF. Cette dernière
est prête à vendre nos navires
pour 5 millions d’euros
à DFDS et à donner en plus
25 millions pour licencier les
marins français. Cherchez l’erreur

 », commente Franck. « On
souhaite que la Région rentre
dans une Société d’économie
mixte qui puisse acheter un
bateau. La SNCF pourrait rentrer
dans cette SEM, Bruxelles
ne l’interdit pas
 », indique Éric
Vercoutre, délégué syndical
de l’entreprise. Autre bonne
nouvelle : Jean-Michel Giguet,
ex-président du directoire de
Brittany Ferries, annonce qu’il soutient le business plan de
la SCOP et se porte candidat
à la direction de celle-ci. « Jean-
Michel Giguet ? Un homme
du métier qui est parti du
bas de l’échelle
 », commente
un syndicaliste.

Sabordage

Alors que le projet avance, la
direction décide soudain d’interrompre
la circulation des navires
à partir du 15 novembre,
prétextant que compte tenu
du climat social, «  les risques
tant en mer qu’à terre seront
tels qu’il est inconcevable
que nous prenions la responsabilité
de poursuivre une
exploitation dont nous savons
ne pas pouvoir garantir la
sécurité
 ». Une décision kamikaze.
« Le business plan a été
fait au moment où l’entreprise
tournait. Or cela fait trois semaines
que les navires sont à
quai : on a perdu des clients.
Pour faire le business plan le
plus précis possible, il faut que
les bateaux repartent et qu’on
puisse constater les dégâts
 »,
explique Bruno Landy.

À ce stade de la procédure, les
salariés souhaitent que l’État,
via la SNCF, intervienne auprès
de la direction de SeaFrance
pour que les bateaux reprennent
la mer et que la
SCOP ait une chance de voir
le jour. Comme l’indiquait un
manifestant : « Quand on parle
de grève, on pense à une grève
des salariés. Ici, on a une grève
des patrons qui veulent couler
la boîte depuis plusieurs années.

 » Pourquoi un tel acharnement
 ? Pourquoi maintenir
des navires à quai alors que le
tribunal de commerce a préconisé
le maintien de l’activité
jusqu’au 28 janvier ? Un marin
propose l’hypothèse suivante :
« Ils n’acceptent pas que des
salariés puissent faire tourner
une entreprise alors qu’eux-mêmes
n’ont pas été capables
de le faire.
 »

A écouter également sur regards.fr, « SeaFrance dans des mains calleuses », la chronique sonore Contre-écoute enregistrée avec les salariés en lutte de SeaFrance.

Portfolio

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