On en est fier, on le vante. Le système
de santé français est le plus performant
au monde. Une étude de l’Organisation
mondiale de la Santé (OMS) est venue le
confirmer en 2000. Le meilleur peut-être mais
pas le plus égalitaire. La France s’affiche comme
le mauvais élève des pays d’Europe de l’Ouest
en matière d’égalité sociale devant la mort. Dans
l’Hexagone, santé et classes sociales sont indéniablement
corrélées.
Ainsi, un homme de 35 ans peut espérer vivre
jusqu’à 81 ans s’il est cadre. Seulement jusqu’à
74 ans, s’il est ouvrier. Car si la France consacre
près de 11 % de son PIB à la santé, chacun n’en
profite pas de la même manière et les inégalités
se construisent avant même la maladie. Conditions
de travail, logement, niveau d’études et
revenus sont des facteurs importants qui déterminent
l’accès aux soins et le niveau de santé.
« En France, on confond santé et médecine. On
a ainsi tendance à croire que toutes les inégalités
sociales de santé sont dues au système de
soins. En réalité, près de 70 % des déterminants
ne sont pas médicaux. On ne mène pas aujourd’hui
de politique volontariste dans ce sens.
On pourra toujours investir des milliards d’euros
dans des équipements médicaux ou des soins,
si par ailleurs on continue à favoriser une précarité
rampante, ça ne servira à rien », explique
Frédéric Pierru, sociologue au CERAPS de l’université
Lille 2, et coauteur du Manifeste pour une
santé égalitaire et solidaire (éd. Du Croquant).
Ces inégalités commencent dès l’enfance : ainsi
les enfants d’ouvriers souffrent plus d’obésité
que les enfants de cadres (6 % des enfants
d’ouvriers contre 0,6 % des enfants de cadres
supérieurs) et ils ont plus de caries non soignées
(6,3 % contre 0,5 %). Ces différences persistent
tout au long de la vie : les classes populaires ont
deux fois plus de risque de mourir d’un cancer
entre 30 et 65 ans.
Exprimer sa douleur
Ces inégalités peuvent en partie s’expliquer
pardes comportements différents face à la maladie : « La consommation de soins en qualité
et en quantité n’est pas la même selon votre
position dans l’échelle sociale, ainsi les ouvriers
vont voir le généraliste et les urgences de l’hôpital,
quand les cadres vont avoir recours à un portefeuille
de spécialistes », poursuit le sociologue.
Certes, une consommation plus importante de
spécialistes ne veut pas forcément dire de meilleurs
soins, mais elle montre cependant un souci
de se soigner, un rapport au corps différent.
Florence Jusot, économiste de la santé à l’université
Paris Dauphine, confirme : « Il faut déjà
exprimer sa douleur. Certains groupes sociaux
comme les ouvriers et les agriculteurs ont tendance
à la minimiser. Ils ont un rapport au corps
très utilitaire qui repose sur sa valeur économique.
Ils consultent donc le médecin plus
tard. » Un retard qui peut être dommageable et
signifier des « pertes de chances » en cas de
cancer notamment.
Et encore faut-il avoir les moyens de se rendre
chez un praticien. Car en matière d’accès aux
soins, c’est d’abord côté finances que ça coince.
Depuis la mise en place de la Couverture maladie
universelle (CMU) de base et son volet complémentaire
(CMU-C) en 2000, les inégalités
d’accès se sont réduites. Mais sous l’effet des
dernières mesures, le reste à charge pour le patient
est de plus en plus conséquent : 650 euros
annuel en moyenne par assuré social. Il faut
désormais compter avec le forfait hospitalier
(18 euros par jour d’hospitalisation à débourser),
les franchises médicales (0,50 centime par boîte
de médicaments, 2 euros par transport sanitaire)
ou le ticket modérateur (7,90 euros par consultation
de généraliste). « Depuis 2004, on assiste
à un transfert de charge de l’assurance maladie
vers les patients. Entre 2004 et 2008, près de
3 milliards d’euros supplémentaires ont ainsi été
supportés par eux. Pour les soins courants, le
reste à charge pour les patients est de 45 %.
À l’hôpital, les soins sont remboursés entre 90
à 95 % et il n’y a pas d’avance de frais à faire.
C’est aussi pour cette raison que les urgences
sont engorgées », confie Frédéric Pierru.
Dérive mercantile
Sans compter que dans certaines régions, il est
pratiquement impossible de trouver des spécialistes
en secteur 1, qui ne pratiquent pas de
dépassement d’honoraires. C’est le cas en Ile de-
France. Ces dépassements d’honoraires sont
légaux mais doivent être réalisés « avec tact et
mesure ». « En réalité, il y a une banalisation
des dépassements d’honoraires et une sorte de
dérive mercantile de la médecine libérale inquiétante
», dénonce le sociologue. Si aujourd’hui,
34 % des spécialistes pratiquent en secteur 2,
51 % des nouveaux praticiens optent pour ce secteur. Pour les patients en Affection de longue durée
(ALD), les pathologies les plus graves, prises en
charge à 100 % sur le « tarif sécu », la situation
est poussée à l’extrême : « Pour le 1 % des patients
les plus coûteux, le reste à charge est de
3 000 euros annuel en moyenne », confie
Florence Jusot.
Ce « reste à charge » est ré-assurable par une
complémentaire privée. Mais les mutuelles
coûtent cher et d’autant plus pour ceux qui
ont peu de moyens. « Pour un ménage modeste,
une complémentaire représente 8 à
10 % du revenu disponible », rappelle l’économiste.
C’est seulement 3 % pour un ménage
issu de milieu favorisé.
Conséquences directes : 4 millions de Français
au-dessus du seuil de la CMU C (600 à
870 euros par mois) n’ont ainsi pas de couverture
complémentaire et les renoncements aux
soins explosent. En 2010, 23 % des Français
ont déclaré avoir renoncé à se faire soigner –
essentiellement pour des pathologies ophtalmiques
ou dentaires.
Ces inégalités financières se doublent d’inégalités
sociales. Car une fois qu’on a les moyens de
se faire soigner, où aller, comment s’orienter ?
« Le système de soins français a longtemps
été un dédale. C’est dû à l’existence d’une
médecine libérale. Il faut avoir la bonne information,
le bon spécialiste. Cette organisation
est très favorable aux couches les plus aisées.
La réforme du médecin traitant en 2004 a prétendu
organiser l’accès aux soins. En réalité,
il organise un parcours de soins pour les plus
modestes, alors que ceux qui ont les moyens
de ne pas le suivre s’en affranchissent. Ils ont
le réseau social ou la possibilité de se faire
recommander par un grand ponte hospitalouniversitaire
», analyse Frédéric Pierru. Le vieil
adage affirmant qu’il « vaut mieux être riche et
bien portant que pauvre et malade » a de beaux
jours devant lui.