Est-il possible de s’identifier à un enfant déporté puis assassiné à des milliers de kilomètres de chez lui pour la seule raison qu’il était juif ? Est-ce de plus la meilleure manière d’aborder l’histoire de la Shoah auprès d’élèves, qu’ils soient en CM2 ou dans une classe supérieure ?
L’annonce opportuniste et spectaculaire de Sarkozy n’est le résultat d’aucune concertation en ce domaine et le Président, au-delà du fait de dépasser comme à son habitude le cadre de sa fonction, semble avoir éludé toutes les questions qui gravitent autour de ce sujet. Car si au sein des universités comme des mémoriaux tout le monde s’accorde globalement pour décrier cette proposition, il n’empêche qu’elle surgit au moment où les derniers témoins et rescapés des camps disparaissent. Un contexte qui ravive nécessairement les tensions et les enjeux mémoriels autour de cette histoire. La perspective de ne plus pouvoir rendre compte de ce génocide par une parole directe et incarnée nous interroge en effet sur la continuité de cette transmission.
L’histoire de la Shoah est-elle fragile et peut-elle, en dépit des appels au devoir de mémoire, tomber un jour dans l’oubli ? Georges Bensoussan (1), historien et rédacteur en chef de la Revue d’Histoire de la Shoah, ne semble pas de cet avis et constate au contraire une amélioration significative de la manière d’enseigner l’histoire du génocide depuis une vingtaine d’années. Qu’il s’agisse des manuels scolaires ou de l’indexation des archives, l’approche historique apparaît aujourd’hui beaucoup plus rigoureuse qu’hier. Pour les chercheurs, ces précisions sont importantes et participent certainement à une meilleure transmission de l’histoire, mais elles n’apportent pas pour autant de réponses aux enjeux complexes que pose l’enseignement de la Shoah. Car au-delà des faits, c’est autour de la question de la réception que se cristallisent la plupart des difficultés rencontrées en classe ou lors des visites de mémoriaux.
PÉDAGOGIE ET POLITIQUE
A l’occasion d’une séance de formation destinée à des enseignants-stagiaires à l’IUFM de Lyon, les prises de parole se succèdent sur les difficultés auxquelles sont confrontés les jeunes profs d’histoire en collège : indifférence manifeste, refus ostentatoire de prendre des notes pendant ce cours, interventions intempestives d’élèves sur le rapprochement avec le conflit au Proche-Orient teintées parfois d’un antisémitisme ou d’un négationnisme latent... Tous les enseignants considèrent ici qu’il s’agit du cours le plus difficile à mener, à la fois du fait de leurs attentes sur les réactions des élèves et de la tension que ce sujet provoque chez eux.
« Ce ne sont pas les questions des élèves qui posent problème , affirme Alain Michel, responsable du bureau français de l’Ecole internationale pour l’enseignement de la Shoah à Jérusalem, mais les réponses que l’on peut leur adresser. Or, on ne peut pas exiger des profs qu’ils soient spécialistes de tous les sujets qu’ils abordent en classe. Il faut donc les aider à approcher cette question en leur proposant par exemple des kits éducatifs ou des mallettes pédagogiques adaptées à chaque niveau. Mais il faut reconnaître que l’on demande toujours beaucoup aux enseignants sans leur en donner pour autant les moyens. »
« Il faut aussi essayer de décoder ces attitudes de rejet ou de défiance qui nous sont adressées , ajoute un stagiaire de l’IUFM. Je me souviens par exemple d’élèves qui ne pouvaient s’empêcher de rire lorsqu’on évoquait en classe la mort de millions d’êtres humains et je me demande après coup si ce n’était pas là une manière d’affronter une réalité à laquelle ils ne pouvaient pas faire face. Comme s’il était plus facile d’en rire que d’en pleurer. »
L’une des difficultés de cette transmission est en effet d’enseigner une histoire de mort à de jeunes générations qui se construisent et se projettent peu à peu dans l’avenir. D’apporter en quelques heures à peine des réponses simples à des questions complexes, de se référer exclusivement à la Seconde Guerre mondiale pour expliquer un antisémitisme qui trouve son origine pourtant bien avant 1933.
« On ne peut pas apporter les mêmes réponses à chacun des élèves , souligne l’historien Jean-François Forges (2). Il faut savoir s’adapter à chaque classe et prendre en considération le fait que cette histoire suscite, qu’on le veuille ou non, une émotion. L’équilibre entre l’approche intellectuelle et émotionnelle est difficile à trouver et je pense que l’on peut aborder la Shoah avec les plus jeunes à condition de rester très vigilant sur ce que l’on montre pour transmettre, en particulier les images. » Très souvent, les enseignants qui souhaitent évoquer le génocide à l’école primaire passent d’ailleurs par des récits de vie. Valérie Dumollard-Morigeon a travaillé pendant un an avec ses élèves de CM2 sur la Shoah sans jamais leur montrer pour autant d’images ou de documents sur l’assassinat des juifs : « Les enfants savent ce qui est arrivé mais je n’ai jamais insisté sur cet aspect. Nous avons abordé en revanche la propagande, la collaboration et la place des Justes pour amorcer à leur niveau une réflexion sur la vigilance. » Passer par l’action positive des « Justes parmi les nations », selon le titre décerné par le mémorial israélien de Yad Vashem à ceux qui ont sauvé des juifs pendant la guerre, permet en effet de comprendre en creux la réalité du génocide et de transmettre une dimension morale et politique.
« Lorsque je mène un atelier avec des élèves de collège ou de lycée , souligne Pierre-Jérôme Biscarat, responsable pédagogique de la Maison d’Izieu où quarante-quatre enfants ont été déportés à Auschwitz, je ne montre jamais d’images des camps ni de cadavres. Je travaille souvent à partir du fonds photographique de la colonie pendant la guerre, c’est-à-dire avec des images banales où l’on voit les enfants jouer, se baigner, poser et sourire pour le photographe. Notre but, ce n’est pas de choquer les élèves mais de les faire réfléchir et je reste persuadé que l’on peut comprendre la violence et la radicalité de ce génocide en passant par ces images-là. Après une visite sur le lieu où les élèves comprennent qu’aucun enfant de la colonie n’a survécu, il faut veiller à ce qu’ils puissent ressortir debout, pas à terre. » Privilégier donc la compréhension et le recul face à un rapport émotionnel et direct. Une démonstration qui invalide une fois de plus la proposition de Nicolas Sarkozy et qui se démarque aussi d’une approche développée par les Américains au sein du Musée de l’Holocauste, à New York, où il est demandé à chaque visiteur de s’identifier à une victime en portant sa photo et son nom.
Les historiens de Yad Vashem ne s’opposent pas quant à eux de manière aussi nette au parrainage d’enfants déportés. En Israël, il est en effet possible d’aborder la Shoah dès la maternelle et de poursuivre cet enseignement tout au long du cursus scolaire. A la différence des autres mémoriaux dans le monde, Yad Vashem est d’abord constitué d’une école puis d’un musée. En ce jour pluvieux de février les salles d’exposition sont quasiment désertes mais l’école en revanche est comble. Dans les couloirs qui mènent au centre de ressources du mémorial se pressent des classes de tous niveaux. Au learning center, des lycéens débattent avec leur enseignant de questions complexes comme l’évolution du concept du bien et du mal après la guerre ou des liens entre culture et barbarie. « Il y a dix ans, on pensait qu’il suffisait d’être historien pour enseigner la Shoah , note Alain Michel. Aujourd’hui, la majorité des personnes qui interviennent à l’école de Yad Vashem sont des pédagogues et des éducateurs. Les deux tiers des formations pour enseignants que nous proposons concernent d’ailleurs les méthodes pédagogiques et un tiers seulement est consacré à l’enseignement historique. »
CONCURRENCE MÉMORIELLE
Force est de constater que la transmission de la Shoah excède le cadre de l’enseignement scolaire et vient réveiller des questions mais aussi des conflits contemporains. Entre histoire et mémoire, le dialogue n’a jamais été apaisé. Un même événement peut faire l’objet de lectures contradictoires et susciter différents mouvements d’appropriation. « La mémoire nous enferme dans la douleur individuelle et dans la communauté , souligne Georges Bensoussan. L’histoire permet en revanche de réintégrer tous ces drames personnels dans l’histoire de l’espèce humaine. Or aujourd’hui je trouve que les commémorations pléthoriques autour de la Shoah prennent de plus en plus une forme de religion civile. Ce consensus moralisateur finit par édifier une sorte de catéchisme bien-pensant qui ne permet en rien d’enseigner et de comprendre le génocide. Au contraire, cela suscite une lassitude auprès de la population et finit par transformer cette mémoire vivante en un rituel communautaire. »
Ce repli identitaire peut s’expliquer en partie par la mort des derniers témoins mais il se trouve aujourd’hui amplifié par la politique de Nicolas Sarkozy qui encourage à différents niveaux un certain communautarisme. En évoquant sans cesse les contours d’une identité parcellaire et toujours ramenée à ses origines, qu’elles soient culturelles ou religieuses, le président de la République participe largement à raviver certaines tensions. L’idée de parrainer des victimes de la Shoah stipule par exemple le fait qu’il s’agit d’enfants juifs français. Pourquoi cette précision, sachant que beaucoup d’enfants assassinés étaient nés de parents étrangers ? Pourquoi ne pas prendre en considération tous les enfants et, au-delà même, toutes les victimes ? Pourquoi, enfin, ne pas associer à ces noms ceux qui témoignent d’autres génocides, au Rwanda ou en Arménie ? Ces questions récurrentes qui ont envahi les forums de discussion sur Internet après l’annonce présidentielle soulignent les conflits mémoriels qui traversent aujourd’hui la société française. « On ne peut pas donner l’impression que l’on privilégie une histoire par rapport à une autre , précise Jean-François Forges. Je pense que l’on peut éviter que des élèves se sentent oubliés en veillant à ne rien occulter dans le tableau historique que l’on peut dresser, ne serait-ce que pour pouvoir établir les comparaisons habituelles dans la recherche historique et permettant de montrer qu’il y a une spécificité de la Shoah, un événement sans exemple à aucun autre moment de l’histoire. »
Cette revendication mémorielle témoigne d’un désir de reconnaissance qui ne se fonde pas uniquement sur la prise en
compte de toutes les victimes historiques, mais résonne aussi avec des problématiques beaucoup plus contemporaines. Le fait qu’en France l’histoire de la colonisation ne soit toujours pas réglée, que l’exclusion et la misère se focalisent sur les mêmes populations et que la situation des étrangers soit l’objet d’attaques incessantes alimente certainement ces conflits mémoriels et identitaires. La Shoah, sur ce point, cristallise tellement de tensions que l’on en vient à oublier les enjeux de sa transmission.
« Je ne pense pas que l’on étudie la Shoah seulement pour se souvenir du passé , précise Alain Michel. Travailler sur cet événement permet de nous confronter aux questions de responsabilité, de libre-arbitre et de désobéissance. Cela peut nous conduire par exemple à nous interroger sur ce qui se passe au Darfour ou avec les sans-papiers. » « Cela nous permet de comprendre l’influence de l’idéologie sur un peuple , ajoute Georges Bensoussan, car nous sommes tous prisonniers d’une idéologie qui ne dit pas son nom. Il s’agit constamment de décrypter ce qui nous mène, la façon dont nous parlons et ce qu’il y a derrière les mots les plus banals que nous utilisons. La mémoire de ce génocide peut nous servir à prendre conscience par exemple qu’autour de nous se mettent en place des discours et des configurations du malheur que nous ne voulons pas voir. »
Sara Millot