Entre juillet et novembre 2006, l’Etat d’Israël est parti en guerre au Liban, une guerre qu’il n’a pas gagnée dans un pays qu’il a abîmé et meurtri. Il a renvoyé des troupes dans la bande de Gaza, qui ont semé la mort sans discernement. Et il a vu entrer dans son gouvernement un ministre d’extrême droite, Avigdor Lieberman, qui estime que la méthode adoptée par Poutine en Tchétchénie est la bonne et parle de « transfert » pour l’évocation des Palestiniens.
Au sortir de l’automne, deux manifestations ont permis de mesurer le degré d’indignation de la société israélienne. La première a eu lieu le 4 novembre, à Tel Aviv, lors de la cérémonie annuelle dédiée à la mémoire d’Yitzhak Rabin. Ce soir-là, plusieurs dizaines de milliers de personnes rassemblées ont entendu un discours de l’écrivain David Grossman qui, dans les jours suivants, a été largement repris et commenté par la presse nationale. La seconde s’est déroulée le 2 décembre, clôturant un mois de mobilisation pour la levée du siège de Gaza initié par une coalition d’organisations (1). Selon plusieurs sources, « quelques centaines » de manifestants, activistes d’ONG et militants politiques ont défilé dans les rues de Tel Aviv pour exiger la fin de l’occupation.
Entre ces deux dates passe le fossé qui divise le « camp de la paix » israélien, entre mouvement anticolonial et gauche (très) modérée. Il est profond et témoigne de l’ampleur du « consensus général » dans lequel Michèle Sibony, qui a longtemps vécu en Israël et y a passé tout l’été 2006, voit se mouvoir l’immense majorité de la population. Un consensus autour de la « guerre nécessaire au terrorisme » . « En Israël, précise-t-elle on emploie le terme de « terror » et il s’agit d’endiguer des « vagues de terreur »... Ce consensus repose sur trois piliers : d’abord l’intégration du clash des civilisations à la situation nationale. Pour cet Etat, les pays environnants sont depuis longtemps les forces du mal et c’est lui qui, le premier, a systématisé le terme de terroriste pour définir l’ennemi. Il faut bien comprendre qu’en Israël, personne n’a le sentiment d’avoir rejoint l’idéologie des néoconservateurs. C’est le contraire : beaucoup se sont dit, lorsqu’ils ont émergé, qu’enfin le reste du monde avait fini par adhérer à cette grille de lecture des événements. Le deuxième pilier, c’est la base acquise par l’expérience d’un système colonial mis en pratique. Tout le monde a l’habitude de voir les Palestiniens comme des colonisés, maltraités à longueur d’année. Cela s’est exprimé au Liban. Mais pour qui se prenait le Hezbollah ? Il fallait montrer qui était le chef : le réflexe colonial, de pacification, a joué à plein. Enfin, reste la chape qui soutient tout cela : notre destin de peuple juif est un destin tragique... Après Camp David, en 2000, l’éditorialiste Ari Shavit avait entonné ce refrain pour expliquer l’échec des négociations. Cette année, il a pu ressortir à peu près le même au moment de Cana (2). Jusque-là, les deux premiers piliers du consensus avaient suffi à justifier la guerre. Mais après le massacre, il a fallu recourir à cet argument de taille : nous venons de l’extermination et notre lutte est permanente... »
Résidant à Jérusalem, Michel Warschawski considère lui aussi que l’essentiel de la population israélienne a « complètement intériorisé le clash des civilisations » . « L’argument récurrent est « on n’a pas le choix », explique-t-il Il y a bien des divergences sur ce qu’il faudrait faire au niveau régional, avec le Hezbollah, l’Iran, etc., mais le discours dominant aujourd’hui est celui de guerre permanente. C’est une immense paranoïa qui domine dans la rue. A laquelle s’ajoute, en ce moment, un sentiment que tout est pourri, que rien ne va : une armée et un gouvernement qui ont été incapables de défendre les citoyens ; des responsables politiques qui sont jugés, d’autres qui vont l’être, et d’autres, comme le président, qui sont accusés de viol ; on est vraiment dans une atmosphère qui peut faire le lit de Lieberman qui prétend remettre de l’ordre partout en commençant par évacuer les Arabes. Ce sentiment du tout-pourri était aussi très présent dans le discours de Grossman. » Ce discours et « l’importance » dont il a été crédité par tous les acteurs et analystes de la vie politique israélienne illustrent l’ampleur du consensus décrié plus haut. Le 4 novembre, l’écrivain, dont le fils a été tué le 12 août sur le front de la guerre au Liban, a durement condamné la politique d’Ehud Olmert. Il a dénoncé des « dirigeants creux » , et assuré que « toute personne sensée » connaît « les contours d’une solution possible au conflit » . Ce soir-là, Grossman a critiqué la façon dont avait été menée la guerre au Liban mais n’a pas expliqué pourquoi il l’avait soutenue, dès le début et jusqu’à quelques jours de la fin des combats. Il a invité le Premier ministre à s’adresser aux Palestiniens mais « par- dessus la tête du Hamas » . Et estimé pour conclure que « les désaccords entre droite et gauche ne sont pas si importants » . Le responsable de Gush Shalom, Uri Avnery, a écrit une critique de ce discours (3). Dedans, il désigne le mouvement anticolonialiste, dont son organisation est l’un des fleurons, comme la « petite roue dentée » et dynamique chargée d’entraîner la grande, qui peine à se mettre en marche, celle de La Paix Maintenant, de Grossman et d’Amos Oz (4). « Aujourd’hui, la petite roue est plus forte qu’auparavant, résume Michel Warschawski, mais elle tourne à vide et n’entraîne rien. » E.R.
[1] [2] [3] [4] A lire également : « Mettre fin au consensus sécuritaire en Israël » , entretien avec Michel Warschawski, Regards n°25, janvier 2006. http://www.regards.fr/article/?id=2558