L’histoire commence par un banal déménagement. Mélanie a 28 ans, elle habite Paris et elle est maquettiste free-lance. Une candidate idéale ? Loin de là. « Je suis l’exemple type du profil prôné par Sarko : flexible, mobile, sans indemnité de licenciement... Mais si les propriétaires votent Sarkozy, par contre, ils ne veulent pas de gens comme moi pour vivre dans leur appart ! » Quand il faut choisir entre une dizaine de dossiers pour le même logement, les agences, comme les particuliers, ont le même réflexe : demander un emploi en CDI et une paye atteignant trois ou quatre fois le prix du loyer. Dans un système où le CDI se fait de plus en plus rare, il y a là comme une contradiction ! « Quand on cherche un appartement, et que l’on est précaire, on peut soit être honnête et présenter ses fiches de paye de CDD en espérant que les bons garants suffiront à convaincre les bailleurs, soit on fait comme la plupart des précaires, on fabrique des fausses fiches de paye » , commente Mélanie. Pourtant Mélanie n’est pas ce que l’on appelle une travailleuse pauvre, mais la fragilité de son statut de free-lance en fait, comme elle le dit, « une précaire de luxe » aux yeux des loueurs.
Pouvoir se loger, avoir un travail et même manger est devenu un luxe en France pour un nombre croissant de personnes en situation précaire. Un groupe, de plus en plus hétérogène, entraîné à la débrouille et à l’entraide. « La précarité peut recouvrir plusieurs aspects qui généralement se cumulent, explique Evelyne Perrin, auteure de Chômeurs et précaires, au cœur de la question sociale(1). La précarité d’emploi et de revenu touche de nombreuses catégories sociales, autant les indépendants que les salariés. »
D’un côté, les revenus se fragilisent, de l’autre, les conditions de location, elles, se durcissent. « Les propriétaires et les agences demandent un salaire très élevé. Même si je gagnais correctement ma vie et que j’étais en CDI, je n’étais jamais retenue , se souvient Sarah, 33 ans. Au début, je voulais rester honnête, mais après huit mois de recherche, j’ai changé mes fiches de paye, et là, j’ai trouvé immédiatement. »
La falsification est ainsi devenue un sport de combat quotidien pour un nombre croissant de personnes. Nul besoin en effet d’être des experts, des professionnels s’en chargent. Des logiciels sont en vente dans les magasins spécialisés pour faire de fausses fiches de paye, ou pour changer des informations sur des fiches de paye déjà existantes. La seule difficulté, en réalité, c’est de pouvoir compter sur quelqu’un chez l’employeur pour certifier de la validité des fausses fiches de paye, en cas de contrôle.
Pour trouver un emploi aussi, certains sont obligés de frauder. C’est le cas de Myriam. Après un stage dans une association, on lui propose de prolonger son contrat d’un an en CDD. Le seul hic, c’est que le fameux « contrat adulte relais » ne correspond pas à son statut. Pour en bénéficier, elle doit résider dans une zone urbaine sensible (ZUS) ou dans « un quartier inscrit en Politique de la ville », être âgée d’au moins 30 ans et être sans emploi. Myriam ne vit pas dans une ZUS, mais elle a besoin de cet emploi. Son employeur est au courant, et lui demande de tout faire pour accéder aux conditions requises. Ni une ni deux, elle s’inscrit à l’ANPE, et se lance à la recherche d’une personne susceptible de pouvoir lui prêter momentanément son adresse. De fil en aiguille et de bouche à oreille, un couple vivant en ZUS répond à sa demande. Elle ne les connaît pas, mais « le réseau ça marche comme ça. On lance une demande, et l’entraide se fait. Bien sûr, j’ai eu peur que quelqu’un d’un peu trop bien pensant me dénonce, mais bon, ça n’a pas été le cas ». Myriam est maintenant prête à remplir les conditions de son contrat, non sans quelques remords. « Je m’en suis un peu voulue... J’ai pensé que je prenais sûrement l’emploi de quelqu’un d’autre, vu que je ne correspondais pas au profil du contrat. Et puis, je me suis dit que pas mal de personnes passent par ce système, contournent les termes du contrat pour pouvoir avoir le job. Stagiaire sans emploi, j’étais précaire, mais pas assez pour ce dispositif adulte relais. »//
« Les chômeurs en fin de droit ou au RMI sont sans doute parmi les plus précaires des précaires » , comme le signale Evelyne Perrin. Lila habite un bourg du Languedoc-Roussillon, avec son compagnon et son petit garçon. Elle touche le RMI, son compagnon aussi, mais ils se sont déclarés séparément auprès de la CAF (Caisse d’allocations familiales) pour pouvoir percevoir plus de revenus, sinon, ils ne s’en sortaient pas. Lila explique : « Une personne seule avec un enfant touche 550 euros, une personne seule touche 375 euros, ce qui fait au final un revenu de 925 euros, alors qu’un couple se déclarant avec un enfant perçoit 700 euros. » Elle déplore la combine, mais elle ne voit pas comment faire autrement. « Ils font tout pour qu’on ne travaille pas. Car quand on trouve un emploi, c’est souvent des temps partiels, et là, on est dans la merde parce qu’ils nous coupent le RMI. Mais avec un Smic à temps partiel, on ne peut pas vivre ! Le RMI permet un « minimum » pour s’en sortir, mais pour ce qui est du « I » d’insertion, ce n’est vraiment pas ça... » Un constat chiffré par Michèle Lelièvre et Emmanuelle Nauze-Fichet, auteures de RMI, l’état des lieux (1988-2008)(2) : « à la mi-2006, 46% des sortants du RMI déclaraient occuper un emploi. »
La fraude au RMI n’est qu’une solution de repli, et s’inscrit parfois dans une logique temporaire. Certains fraudeurs espèrent ainsi pouvoir juste « s’en sortir, ne serait-ce qu’un temps » . C’est en tout cas ce que confesse Marie, 27 ans, étudiante. « Je me suis inscrite au RMI, après mon master, en attendant de trouver un vrai job. Il faut du temps après ses études pour pouvoir vivre de ses rémunérations. Je suis en free-lance, et j’avoue que j’ai fait quelques petits boulots non déclarés en même temps que je percevais le RMI, pour pouvoir m’en sortir. » Marie pense que c’est à cause de son milieu social d’origine qu’elle a dû passer par là. « C’est plus difficile de trouver un emploi après ses études quand on est un enfant d’ouvrier. Le diplôme ne fait pas tout, c’est le réseau dans lequel on gravite qui fait la différence. » Marie est restée quatre mois au RMI, depuis elle a un boulot qui lui permet de vivre.
DU VOL ETHIQUE
« Voler, c’est pas bien » , Sébastien et Anita ont souvent entendu cette phrase. Ce jeune couple d’étudiants vit en région parisienne et vole pour pouvoir vivre ou vivre mieux. Un « style de vie » qu’ils assument au point de le revendiquer. « J’ai commencé par voler les bouquins dont j’avais besoin pour l’université, parce que c’était trop cher , se souvient Anita. Je les volais dans les grands magasins comme Gibert ou de grosses libraires, pas les librairies indépendantes ou militantes. De toute façon ça ne gène en rien leur chiffre d’affaires... » Le vol de livres c’est transformé en vol alimentaire, avec une réflexion « éthique » sur leurs pratiques. « Les supermarchés nous volent en pratiquant des marges scandaleuses. Du coup, je n’ai aucun scrupule à me servir. Mais sur un marché, je ne vais pas voler, parce qu’il y a un rapport avec une personne, c’est une relation, ce n’est pas comme dans les grandes surfaces où tout est impersonnel. » Le vol est pour eux une façon d’exprimer une revendication politique... tout en les aidant à vivre, car sans ça, ils ne pourraient pas consommer des produits tels que la viande ou le fromage. Entre février 2007 et février 2008, une augmentation de 4,69% portant sur les prix de 100000 produits de grande consommation a été constatée en grande surface.
L’IMPORTANCE DU RESEAU
Pour toutes les personnes rencontrées, la débrouille n’existerait pas sans les amis ou les connaissances. Tous les milieux sociaux sont concernés et les formes d’entraide varient suivant les groupes et les lieux. « Il est évidemment très difficile de connaître et de décrire dans le détail ces pratiques pour des raisons que chacun peut imaginer , explique le sociologue Michel Kokoreff (3) en parlant de la débrouille dans les quartiers populaires. Néanmoins, ce qui importe, ce sont les supports sociaux qui les rendent possibles. Cette circulation de biens et de services dans un territoire donné :qui peut d’ailleurs être beaucoup plus large que telle ou telle zone résidentielle : est permise par la dynamique des liens sociaux. Ainsi, pas de débrouille sans confiance. Pas de survie sans solidarité. Ce qui conduit, me semble-t-il, à déplacer le regard que l’on porte d’ordinaire sur les quartiers... »
J.F.
1. Evelyne Perrin, Chômeurs et précaires, au cœur de la question sociale, La Dispute, 2004.
2. Michèle Lelièvre et Emmanuelle Nauze-Fichet, RMI, l’état des lieux (1988-2008), La Découverte, 2008.
3. Michel Kokoreff est maître de conférences à l’université Paris René-Descartes. Il a notamment publié La Force des quartiers (Payot, 2003) et Sociologie des émeutes (Payot, 2008).
Paru dans Regards n°55 octobre 2008