Accueil > Culture | Par Diane Scott | 1er juin 2006

Théâtre. Actualités, fantasmes

Comment un spectacle parle-t-il au monde d’aujourd’hui ? Actualité ou universalité, filiations théâtrales, éclat d’une distribution, retour sur quelques mises en scène actuelles ou à venir.

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Théâtre et présent

Têtes rondes et têtes pointues est LA pièce d’actualité ces temps-ci, sinon le spectacle. Bertolt Brecht écrit ce texte pour la scène en 1933, c’est assez dire les enjeux qui le portent. Argument : dans un pays, un conflit éclate entre les propriétaires terriens et les paysans, qui se révoltent contre les fermages qu’ils ne sont plus en mesure de payer, à cause d’une trop bonne récolte qui a fait s’effondrer le cours du blé. Pour casser la rébellion, le pouvoir fait appel à un « idéologue » qui aura l’habileté de faire passer des vessies pour des lanternes, un conflit pour un autre, et qui substituera à l’ennemi réel (le propriétaire) un ennemi imaginaire (le Tchitche, à tête pointue). Il apparaît en effet que la population est divisée en Tchitches et Tchouques. Le bénéfice de l’entourloupe est grand : les riches propriétaires disparaissent du devant de la scène comme problème public, la révolte paysanne est scindée et brisée, le conflit social est refoulé. Toute ressemblance avec des faits réels, etc. N’est-ce pas très précisément ce qui a lieu aujourd’hui en France, lorsque après la crise du CPE, le premier geste du gouvernement est de proposer une loi sur l’immigration ? La lecture « immigrée » des manifestations de novembre ne procède-t-elle pas du même tour de passe-passe que ce que la parabole de Brecht met en scène ? L’instrumentalisation de la haine aux fins de conservation du pouvoir : on fait difficilement fable plus opératoire quant aux questions politiques françaises du moment.

C’est pourquoi on pourra être un peu surpris, paradoxalement, des déclarations d’actualité de ce texte par le metteur en scène, Philippe Awat : « Si l’on peut, aujourd’hui, rejouer cette pièce, c’est qu’elle semble s’adapter invariablement à l’évolution du temps et des cultures. », invoquant ainsi une sorte de validité abstraite de la pièce. Qu’est-ce à dire, que Brecht s’adapte invariablement ? On pense à la phrase de Heiner Müller : « Nous ne serons pas à bon port tant que Shakespeare écrira nos pièces. (...) notre espoir, un monde qu’il ne reflétera plus. » Il y a une façon tout à fait affaiblissante de dire qu’un texte est actuel, précisément en universalisant son propos. Car le présent n’est pas l’atemporel. Il semble qu’invoquer la contemporanéité des pièces est une tarte à la crème qui désamorce très exactement leur capacité d’outil critique, comme d’un accompagnement indolore et sans conséquence. C’est pourquoi, aussi, écrire dans le tract du spectacle la chronologie de l’ascension au pouvoir de Hitler relève, d’une part, d’une contradiction apparente avec la déclaration d’actualité éternelle du texte et, en réalité, témoigne de ce désamorçage de la parabole qu’une telle déclaration contient.

Objets de rêve

On aimerait dire un mot de la programmation du Théâtre de l’Odéon pour la saison prochaine, mot qui par la ténuité de ce qu’il essaie d’énoncer mériterait plus de place. Mais néanmoins : l’ouverture de saison se fait avec la pièce de Heiner Müller, Quartet, mise en scène par Bob Wilson, avec Isabelle Huppert et Ariel Garcia Valdès. On connaît l’argument du texte de Müller, inspiré des Liaisons dangereuses, que l’on monte toujours comme une « guerre des sexes », où chacun vient se rincer l’oreille. C’est le texte théâtral de Müller le plus joué parce qu’il est apparemment le moins austère et apparemment aussi le plus accessible. Il est certain que l’association Wilson-Müller-Huppert, avec, en arrière-fond, Merteuil, la fine fleur de l’esprit français et de l’érotisme pervers, a toutes les chances de cumuler le maximum de lignes de tir fantasmatiques possibles. Et c’est précisément parce que rien ne résiste à la séduction massive de cet objet, où tout se relaye pour susciter l’envie, que l’on peut se demander dans quelle mesure l’on n’est pas face à quelque chose comme un blockbuster à l’attention de l’élite culturelle européenne. La communication de l’Odéon va dans ce sens : « une rencontre d’interprètes qui est à elle seule un événement : Ariel Garcia Valdès dans le rôle de Valmont fera en effet face à une marquise de Merteuil qu’incarne Isabelle Huppert. » Cela ne résonne-t-il pas avec un matériau, certes bien plus trivial, du genre « Chaos : Wesley Snipes face à Jason Statham », etc. Est-il bien de l’objet du théâtre de s’adresser (à ce point) au fantasme ? Question délicate à poser puisqu’elle semble ruer dans les brancards de l’enthousiasme et du génie évident des protagonistes en question.

Ce que retient la retenue

Consacrons quelques lignes au travail si fêté de Joël Pommerat, au Théâtre Paris-Villette ces temps-ci, avec Cet enfant, qu’il a écrit à partir d’un travail avec des bénéficiaires de la CAF du Calvados en 2002. Cela tourne, comme le titre l’indique, autour de la parenté. (La compagnie, connue pour sa grande activité, sera à Avignon cet été avec quatre spectacles, dont celui-ci.) Bien que Cet enfant soit salué par les critiques et le public, il faudrait néanmoins en souligner quelques ambiguïtés. On loue généralement les spectacles de Joël Pommerat pour leur retenue, leurs qualités de silence, leur économie, allant jusqu’à citer Claude Régy dans leur généalogie. Pour autant, le silence n’a pas la même valeur en fonction de ce qu’il tait, donc pas le même effet théâtral. Or, au vu des textes écrits par Joël Pommerat, il apparaît que l’on a plus affaire à un non-dit qui recouvre quelque chose de su, à partir de quoi l’on fonde une sorte de complicité avec le public, qu’un véritable temps d’arrêt de l’esprit où la parole achoppe. Autrement dit, la retenue n’est pas une valeur en soi, tout dépend de ce que l’on retient. Retenir n’élimine rien et n’induit pas qu’autre chose se développe non plus. Or, il y a chez Pommerat toujours quelque chose qui flirte avec le mélodrame et qui grève l’ambition théâtrale manifeste du spectacle, quelque retenue qu’on y mette. Hélas, Cet enfant évolue dans un périmètre qui ne sort pas d’enjeux psychologiques très balisés et qui ne disent pas grand-chose, sauf à s’étonner encore qu’une mère ne soit pas le cliché des publicitaires et que l’amour ne soit pas l’amour.

Découverte

C’est ce qui peut-être grèverait essentiellement le travail de Pommerat, dont on voit bien qu’il veut éviter de nombreux écueils, de ne finalement rien proposer de très substantiel. On louera au contraire le très beau travail de Sébastien Derrey, créé à l’Echangeur cette année, à partir d’un texte d’Eugène Savitzkaya, Célébration d’un mariage improbable et illimité. Les filiations théâtrales sont visibles, entre Régy et François Tanguy, mais l’objet s’impose au-delà d’elles. De Tanguy resterait peut-être la défiance du sens, l’utilisation du son comme mouvement, le goût pour une pensée autonome des éléments du théâtre. Peu de spectacles ce mois-ci ont eu autant de caractère. On pourrait résumer, énigmatiquement, l’objet du texte de Savitzkaya avec l’aphorisme de Lacan, qu’« il n’y a pas de rapport sexuel ». D’où la parole, en l’espèce, fort abondante. Ce qui met en valeur d’autant le travail des acteurs. Celui de Catherine Jabot est le plus remarquable et sa place de figure centrale dans le dispositif du spectacle est très heureuse.

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