Accueil > idées/culture | Par Roger Martelli | 1er septembre 2009

Trouble dans la démocratie (1)

Une abstention électorale forte, des clivages politiques qui s’estompent, une action collective de masse qui peine à émerger, un pouvoir de la finance hégémonique... Autant de symptômes d’un exercice démocratique en berne. Au Parti socialiste, certains misent sur des primaires pour dérouiller la machine et ouvrir le débat aux citoyens. Au risque de la peoplisation. Analyse, entretien avec Thomas Coutrot et lectures philosophiques.

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Etonnante période, brutale... D’un côté, les élites entretiennent un climat de peur, base de toutes les dérives sécuritaires. Un préfet de la République use d’un racisme au front bas et un évêque de Notre-Dame insulte de vive voix des militants de RESF manifestant pacifiquement devant sa cathédrale. D’un autre côté, méprisé de ceux qui cassent les emplois et empochent les surprofits, le monde ouvrier désespéré a l’impression qu’il ne lui reste plus que la violence immédiate pour éviter le drame social. D’un côté, la colère qui gronde, de l’autre, une réaction qui s’affiche.

L’action collective de masse peine à se frayer sa voie et la politique française est plus incertaine que jamais : concomitance inquiétante. La population, majoritairement, est distante. Elle s’abstient, et pas seulement aux élections européennes. Le sens du vote s’est dilué, en même temps que s’estompaient les clivages de la droite et de la gauche sur le fond des politiques suivies. Sur le terrain des valeurs perçues, la coupure fonctionne certes toujours, provoquant les mobilisations plus ou moins intenses des seconds tours. Mais ni sur les dossiers économiques, ni sur les dossiers institutionnels, la différence n’apparaît à ce point indépassable.

Dans un système institutionnellement bipolarisé, l’essentiel tourne donc autour de la personnalité qui, dans chaque camp, sera capable de réussir au moins une double alchimie. D’un côté, il s’agit d’incarner au mieux la volonté capable, non pas de déterminer les choix de fond (la marge de manœuvre supposée reste celle qu’autorisent les marchés financiers), mais d’imposer le minimum d’inflexions capables de maintenir un certain ordre social. De l’autre côté, il s’agit de dégager un charisme suffisant pour mobiliser chaque camp au premier tour et pour détacher du camp adverse la part d’électeurs garantissant une majorité suffisante au second tour. La politique réduite à une technique de pouvoir : à ce jeu, elle perd le sens de la vie et s’étouffe.

DROITE RASSEMBLÉE

L’élection présidentielle de 2007 a installé cette logique de construction des dynamiques politiques. Nous n’en sommes pas sortis. L’état de grâce du Président a certes buté sur la crise qui a délégitimé le discours libéral « pur », tandis que l’image de la volonté souffrait des manques criants des instruments de son exercice. Pour l’instant, de plus en plus berlusconien mais un peu moins « bling-bling », Nicolas Sarkozy profite de la faiblesse structurelle de la gauche. Il poursuit contre vents et marées l’essentiel de son projet dérégulateur, plus ou moins indifférent à une contestation qui peine à se globaliser, attentif à l’ordre davantage qu’à la justice, sensible à l’autorité et à la puissance davantage qu’à la légitimité, préférant l’élitisme de la bonne gouvernance à l’expansion de l’exercice démocratique. Son problème est avant tout d’ordre politico-électoral : comment rassembler le maximum de la droite, pour être largement en tête au premier tour de la présidentielle et, de la sorte, incarner la légitimité supérieure des rassemblements de second tour ? Le candidat avait avalé le populisme du Front national en 2007 ; il dévore aujourd’hui le conservatisme poujadiste de Philippe de Villiers et des chasseurs-pêcheurs, tout en continuant de débaucher à gauche, afin de déstabiliser un peu plus le camp opposé et préparer l’élan majoritaire.

A gauche, le PS est dans une situation plus difficile. Il n’a pas la capacité d’agrégation au premier tour qui lui permette, au second, de prétendre à grignoter suffisamment de forces adverses pour obtenir une majorité. La réserve de second tour est ainsi du côté du Modem, stimulé par la droitisation de la droite. Mais le premier tour ? Voilà le PS perturbé, moins par la concurrence de la gauche de la gauche, comme on le croyait naguère, que par celle des Verts inattendus. Résultat : les socialistes sont dans l’embarras. Pour l’instant, domine chez eux le discours qui encourage, peu ou prou, à rassembler du PCF au Modem. Mais comment y parvenir, et dans quels équilibres ? Réponse difficile ; en attendant, le grenouillage interne bat son plein.

LA VAGUE VERTE

Les Verts, donc, ont le vent en poupe. Ils ont deux atouts : ils occupent, avec la question environnementale, un terrain qui est objectivement crucial et qui ouvre sur des interrogations fondamentales sur l’avenir social et sur la conception du vivre-ensemble ; ils ont mis en scène un rassemblement inédit, tant du point de vue des sensibilités (de José Bové à Eva Joly) que du point de vue des pratiques, partisanes et extra-partisanes. Leur problème est à ce jour sur le fond. Dans ce kaléidoscope, où se trouvent les lignes structurelles des projets, notamment en matière économique et sociale ? On sait « Dany » davantage porté sur le « libéral-libertaire » que sur la rupture antilibérale franche. Cohn-Bendit, Mamère, Bové, Voynet, Cochet... Où va se trouver le centre de gravité des constructions à venir, autour de quels contenus et dans quelles visées stratégiques ? Pour l’instant, désireux de prétendre au rôle central, les uns et les autres des protagonistes usent d’un remarquable flou artistique. Jusqu’à quand ?

GAUCHE D’ALTERNATIVE

Quant à la gauche de gauche, on sait qu’elle peine à sortir de ses butoirs de 2006-2007. Elle pensait, il y a quelques années, que la droitisation du PS ferait ses choux gras. Espoir déçu : manifestement tout cela a profité au Modem et aux Verts. Faut-il s’en étonner ? La gauche d’alternative a une chance : sa diversité, de traditions et d’organisations. Mais la politique s’inscrit institutionnellement dans un espace polarisé. Autrefois, on pouvait se contenter de l’équation « républicaine » : chaque formation de gauche concourt au premier tour de l’élection et on se désiste pour le mieux placé au second. Cela ne marche plus : l’éparpillement au premier tour, face aux poids lourds de la vie politique française, ne produit que de la dépendance. Au mieux, le premier tour permet de désigner la force subalterne capable d’empocher le plus grand nombre de miettes électives, laissées par le parti dominant de chaque camp.

Ne tournons pas autour du pot. Pour l’instant, la gauche de gauche n’est pas sortie de l’ornière. Depuis 2007, il y a certes quelque chose de positif : chacun est bien conscient que, faute de convergence, la gauche d’alternative est vouée à la marginalité. Et pourtant, tout se passe comme si chacun appelait désormais au rassemblement, tout en se préoccupant avant tout d’être la force pivot dudit rassemblement. Le NPA d’Olivier Besancenot atténue le discours du splendide isolement qu’il a cultivé jusqu’aux européennes ; mais il continue d’énoncer des conditions à l’alliance qui en retardent dangereusement l’exercice. Le PCF n’en finit pas d’hésiter entre la logique unitaire qui a présidé à la constitution des listes du Front de gauche en juin et une fixation identitaire qui continuera d’en faire une force d’appoint pour le PS dans de nombreux lieux de pouvoir. Pour l’instant, le plus vraisemblable est qu’il se résignera à reconduire les alliances avec les socialistes dans le plus grand nombre de régions au printemps 2010. Quant au Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon, il s’est affirmé dans le paysage politique et manifeste un remarquable dynamisme ; mais lui aussi hésite entre l’affirmation sincère qu’il veut le rassemblement et une certaine tentation à se vouloir lui-même le creuset d’un rassemblement allant de l’extrême gauche à l’écologie politique.

Que tirer de tous ces constats ? Qu’il faut renoncer aux petits jeux (plus unitaire que moi tu meurs...), aux solutions culinaires (primaires ou pas primaires ?), aux ambitions de petites chapelles (qui est devant qui ?). Qu’il faut revenir aux fondamentaux. Quitte à se répéter...

1. Globalement, la vie politique française souffre durablement de l’écart entre l’ampleur des enjeux sociaux et démocratiques avivés par la crise systémique et le type de réponse fourni par les forces politiques instituées. En gros, la logique de la représentation, des positions de pouvoir et des rapports de forces partisans, l’emporte sur l’élaboration collective de projets et sur la définition partagée de constructions politiques à vocation majoritaire. Recentrer la vie politique sur l’urgence démocratique, réhabiliter les controverses franches autour de projets de société assumés et définir les alliances susceptibles de redonner vie à l’antagonisme de la droite et de la gauche : telles sont les clés d’un sursaut démocratique, et pas seulement à l’échelon national.

2. A gauche, il s’agit plus que jamais de dire autour de quelle perspective on veut reconstituer des dynamiques majoritaires et redonner sens à des gestions de gauche centrées sur les notions d’égalité et de liberté. La gauche se rassemblera-t-elle et gagnera-t-elle en cherchant à s’adapter aux logiques dominantes (et en s’ouvrant au centre) ou en commençant concrètement à les contester, de la rue jusqu’à l’Etat (et en rassemblant bien à gauche) ? Et s’il est vrai que la majorité de gauche doit se regrouper autour de la seconde perspective, rien n’est plus important que d’en créer les conditions politiques, à la gauche du PS, et de les faire vivre jusqu’aux élections, des plus locales jusqu’aux plus structurantes, et notamment jusqu’au scrutin présidentiel.

3. De ce point de vue, le passé récent a d’abord enseigné ce qu’il ne faut surtout pas faire : s’éparpiller. L’année 2009, elle, a ouvert une piste intéressante : dans l’offre politique des européennes, la démarche du Front de gauche était la seule qui cherchait pratiquement à concilier le choix de la rupture et la vocation aux rassemblements majoritaires. S’il faut avancer, c’est dans cette direction, et pas dans celles qui ont précédé.

4. Mais avancer dans cette direction ne suppose pas seulement de continuer. Les réussites à venir seront conditionnées par la capacité des uns et des autres à répondre à une triple exigence. Tout d’abord, la gauche de gauche doit assumer en même temps un devoir de fidélité aux valeurs et de novation : il ne suffit pas de continuer les expériences du mouvement ouvrier et républicain, mais d’élaborer les voies d’une alternative sociale, écologique, démocratique, émancipatrice du XXIe siècle. En second lieu, elle doit apprendre davantage encore à concilier le respect de sa diversité interne (aucune force alternative ne peut prétendre à l’hégémonie ou à la position centrale) et la recherche de la cohérence de projet et de force organisée, sans laquelle elle laisse la main aux forces dominantes de l’adaptation au système. En bref, elle doit apprendre ce qu’elle ne sait pas encore faire pleinement : la mise en commun, qui s’écarte à la fois de la cacophonie et de l’uniformité.

L’UTILITÉ DES PARTIS

Enfin, la gauche de gauche doit se débarrasser des polémiques inutiles et des malentendus. Par exemple, il serait temps de se débarrasser des oppositions à n’en plus finir entre ceux qui encensent les partis tels qu’ils sont et ceux qui les vitupèrent. Les partis politiques restent fondamentalement utiles à l’exercice démocratique, sans être pour autant l’alpha et l’oméga de la politisation de masse ; ils sont à la fois une forme démocratique non remplacée et une forme d’organisation pénalisée par la logique verticale hiérarchique qu’elle a empruntée à l’Etat. En tout état de cause, la force des dynamiques collectives contemporaines repose sur la capacité, jusque dans les moments électoraux, à faire converger l’espace partisan et le non-partisan. Pour une part, cela a fait le succès d’Europe Ecologie. Toute construction d’une gauche bien à gauche, radicale dans son projet et soucieuse de majorité, devrait s’en inspirer. R.M. 

Paru dans Regards , n°64, septembre 2009

Lire aussi :

 une interview de Thomas Coutrot : http://www.regards.fr/article/?id=4263

 Philosophe et démocrate ? http://www.regards.fr/article/?id=4265

Primaires : une réponse au malaise de la gauche ? http://www.regards.fr/article/?id=4264

Vos réactions
  • envoyer l'article par mail envoyer par mail
  • Version imprimable de cet article Version imprimable

Vos réactions

Forum sur abonnement

Pour poster un commentaire, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d'indiquer ci-dessous l'identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n'êtes pas encore enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?