Accueil > idées/culture | Par Marion Rousset | 1er décembre 2009

Tzvetan Todorov : « Je suis très attaché au refus du manichéisme »

L’historien des idées Tzvetan Todorov propose dans son nouvel essai, La Signature humaine, un autoportrait en creux. Il se livre dans les plis des figures et des lectures qui l’ont inspiré. Entretien.

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Regards.fr : Vous expliquez votre évolution théorique, du structuralisme vers l’histoire des idées, par deux événements personnels : la naturalisation française et la naissance de votre premier enfant...

Tzvetan Todorov : Je suis arrivé en France en 1963 et j’ai été naturalisé dix ans plus tard. J’étais déjà chercheur au CNRS, j’avais plein d’amis, j’étais marié. Mais cette mutation symbolique n’était pas une simple formalité, cette identité civique a transformé ma conscience. Si je me suis plongé dans des études très formalistes en Bulgarie, c’est qu’en m’occupant des aspects purement matériels d’une œuvre littéraire, je pouvais échapper au jugement idéologique qui relevait du contrôle du Parti. Après 1973, a commencé un processus de libération intérieure qui m’a conduit à me prononcer sur les problèmes de société, d’histoire, d’éthique... La paternité est survenue l’année suivante. L’arrivée de cet enfant m’a fait découvrir des sentiments d’une intensité inconnue. J’aurais alors ressenti comme une faute potentielle de continuer à préserver une séparation étanche entre l’être et le faire. Cette séparation était ce que je méprisais dans mon pays natal, où plein de gens étaient prêts à tenir de beaux discours tout en menant une existence cynique et égoïste. Pour assumer la rupture avec ce passé, il fallait que je rétablisse la continuité.

Regards.fr : « Tout intellectuel est un exilé de sa condition natale » , écrivez-vous. C’est-à-dire ?

Tzvetan Todorov : Un intellectuel n’est pas simplement quelqu’un qui travaille sur une matière abstraite. Il met son savoir et ses capacités d’analyse au service d’une interrogation sur la société et de l’élucidation des problèmes que rencontre son pays. Pour pouvoir jouer ce rôle, il est souhaitable de ne pas se confondre avec cette société. C’est le cas quand on vient d’un monde différent. La Bulgarie était d’abord une société totalitaire, c’est aussi une société orientale qui porte les traces de son appartenance à l’Empire ottoman. Ce regard du dehors peut venir de l’exil, ou encore d’une expérience extrême qui marque à tout jamais d’un contact direct avec la vérité, l’authenticité.

Regards.fr : Les figures de Germaine Tillion, Raymond Aron ou Edward Said, dont vous esquissez le portrait, ont un trait de caractère commun : la modération. Diriez-vous que vous êtes un modéré ?

Tzvetan Todorov : Mes personnages ont deux choses en commun. Un manque de conformisme, d’abord. Tous échappent à leur condition, y compris Aron. Ce professeur n’a jamais été bien accepté par l’université parce qu’il était trop journaliste. Considéré comme le théoricien de la droite française, il avait un côté beaucoup plus dramatique, voire tragique, qu’on ne le percevait communément. Nulle part tout à fait chez lui, de gauche avec les gens de droite et de droite avec les gens de gauche, il n’a jamais servi aucun gouvernement. L’autre point commun entre tous, c’est une certaine modération, ce qui ne veut pas dire tiédeur. Germaine Tillion raconte que lorsqu’elle est revenue de son terrain ethnologique, en France les gens ne se parlaient pas, tant les opinions s’opposaient. Elle, qui continuait à parler aux uns et aux autres, ajoute entre parenthèse : « Ce que, je crois, on appelle une position modérée. » La modération, c’est d’abord la reconnaissance de la pluralité et de l’hétérogénéité inhérente à la société, la nécessité de ne pas peindre le monde en une seule couleur, et le choix de mettre le vrai et le juste plus haut que l’engagement.

Dans l’engagement au sein d’un parti, que je respecte, il existe une hiérarchie qui place cette fidélité à l’engagement lui-même au-dessus de tout. Je me suis violemment opposé à la guerre en Irak et aux pratiques de torture légalisées dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Je suis tout à fait hostile à un ministère de l’Identité nationale et je refuse de participer à ce débat qui me semble truqué. Je me sens concerné par la condition des prisonniers, ou par d’autres causes, mais je veux avoir le droit à tout moment de m’informer largement, de peser le pour et le contre, avant de prendre position. Je suis très attaché au refus du manichéisme. Germaine Tillion était intervenue pour soustraire les militants du FLN, et ceux qui les appuyaient, à la torture, à la peine de mort, et plus généralement à la prison. Mais cela ne l’a pas empêchée, une fois la guerre d’Algérie terminée, d’écrire des demandes de grâce pour des militants de l’Algérie française, car elle était ouverte à la reconnaissance de l’humanité, y compris de ceux qui défendaient des positions différentes des siennes.

Regards.fr : Vous citez aussi en exemple Primo Levi...

Tzvetan Todorov : Primo Lévi mettait un point d’orgueil à collectionner des cas, notamment de SS ou de médecins des camps, qui avaient eu des moments d’humanité. Il répertoriait aussi les moments de faiblesse chez lui ou chez des figures lumineuses. C’est un de nos pires aveuglements que celui qui amène à ériger un mur entre le mal et nous. Le mal, ce serait les autres, et nous serions de pures victimes ou de purs héros. Or le seul moyen d’éviter que d’autres Hitler viennent au monde, c’est de se souvenir qu’il était parfaitement humain.

Regards.fr : Vous ne renoncez pas à un vocabulaire un peu galvaudé, comme le « bien » et le « mal », « démocratie » ou « humanisme ». S’agit-il de le restituer dans sa complexité ?

Tzvetan Todorov : Il ne faut pas abandonner les mots communs qui servent de points de repère à la vie des gens ordinaires. Mais évidemment, cela demande des précisions. Pour moi le « bien » et le « mal » ne sont pas des entités métaphysiques absolues, des monstres surgis ou des soleils éblouissants, mais des actes très concrets qui me paraissent incontestablement condamnables, et qui se situent toujours dans un contexte. Quant à « démocratie » et « humanisme », ils sont servis à toutes les sauces. Tout le monde se réclame de la démocratie. Cependant je tiens à garder ce mot, car c’était ce à quoi nous aspirions quand nous vivions sous le totalitarisme. Bien sûr, on peut s’en servir comme d’un masque, comme on s’est servi de « civilisation » pour justifier les guerres coloniales. Mais si on la prend au sérieux, la démocratie permet de critiquer des dérives auxquelles nous assistons. Elle implique à la fois une souveraineté populaire et le respect des libertés individuelles. Si l’on chérit exclusivement la volonté du peuple, on oublie que certains individus sont des marginaux, des outsiders, qui refusent de se soumettre au moule commun.

Or il y a une limite au-delà de laquelle l’individu organise sa vie à sa guise. Ce n’est pas une évidence : je sais à quel point on peut légiférer sur tout, la ville où vous habitez, l’école où vous pouvez inscrire vos enfants, l’université où vous pouvez aller, le type de travail auquel vous avez droit, jusqu’à la personne avec qui vous pouvez vivre... Le Parti, dans mon enfance, intervenait dans la vie personnelle des individus. Il faut donc préserver les libertés, mais aussi le bien commun. Et la France a tendance à oublier ce deuxième point. L’idéologie ultralibérale semble considérer chacun comme une île isolée, oubliant que l’être humain n’a d’existence que sociale. Quant à l’humanisme, il peut paraître ringard, mais tel que je l’entends, il postule que le bien-être humain est le but ultime de toute action publique, que tous les hommes appartiennent à la même espèce et que les individus peuvent toujours acquiescer ou résister. Les humanistes modernes, ce sont pour moi David Rousset, Germaine Tillion, Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossmann. Ils ont vu de près l’horreur des camps et pourtant ils ont continué à défendre la dignité humaine.

Regards.fr : Une pensée positive du collectif est-elle possible, dès lors que l’individu est mis au premier plan ?

Tzvetan Todorov : La démocratie est aussi un souci du bien commun. Il ne suffit pas de protéger les intérêts privés et les aspirations individuelles, il faut aussi préserver l’intervention proprement politique. Nous nous trompons lourdement en oubliant le fait que les êtres humains ne vivent pas un par un : même si nous devons les chérir un par un :, mais en communauté. Il est surprenant que la gauche française ne se soit pas emparée de ce thème tellement actuel, de cette évidence anthropologique.

Tzvetan Todorov est historien des idées. D’origine bulgare, il émigre en France dans les années 1960. Chercheur au CNRS, il a publié de très nombreux ouvrages, dont Face à l’extrême (éd. Seuil) et Mémoire du mal, tentation du bien (éd. Robert Laffont). La Signature humaine. essais 1983-2008 vient de paraître au Seuil.

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