Accueil > Culture | Par Diane Scott | 1er septembre 2005

Une compagnie de théâtre à l’hôpital de Ville-Evrard

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Lorsque les hôpitaux psychiatriques se sectorisent, les artistes cherchent des lieux. Où le lecteur entendra parler d’Armand Gatti, de betteraves et de paranoïa. Ou comment rien ne se perd, avec un peu d’huile de coude.

1. État des lieux

Scène est un mot qui sert à la fois au théâtre et à la clinique. Le lien n’est pas fortuit et l’on compterait de nombreux rapprochements, multiformes, entre les travaux de la représentation et ceux de la thérapeutique. Que virtuellement les rapports soient forts n’induit pas que, dans les faits, ils le soient, et il faut peut-être attendre l’histoire récente pour que la base des rapports théâtre-clinique connaisse un saut qualitatif important.

Ce saut coïncide probablement avec le rapprochement contemporain de la culture et de ce qu’elle n’est pas, ou de la culture et de la société, pour citer Hannah Arendt. Deux mouvements qui dans leur nature pourraient sembler antinomiques se sont en effet rejoints à la crête : le goût du spectacle vivant pour les marges, dans la foulée des mouvements libertaires des années soixante, l’identification de l’artiste au saltimbanque, d’une part, et, d’autre part, l’intéressement, dans tous les sens du terme, de la société par les valeurs dites culturelles, comme plus-value, comme espace de rédemption symbolique. D’où l’efflorescence d’activités artistiques partout, et aussi dans les lieux d’enfermement, prison et asile. Pour preuve, aujourd’hui, nombre d’unités et d’hôpitaux psychiatriques sont « jumelés » avec des structures culturelles.

Ces liens se sont d’autant plus serrés qu’ils se traduisent matériellement, dans l’extension des lieux de culture, dans une recomposition des espaces et des affectations qui touchent nos sociétés. Ainsi, de la même façon que la crise industrielle a donné naissance au concept de friche, à la fois lieu à l’abandon et nouveau territoire, la sectorisation psychiatrique du début des années soixante-dix a vidé une partie des anciens asiles, que l’industrie culturelle, « topophage », ne laisse pas en reste.

Le manque de lieux pour le travail des artistes a été beaucoup dit. Lieux qui sont à la fois, pour le théâtre, matière première et outil de travail. Et ce sont des denrées précieuses dans des régions peuplées et à forte spéculation immobilière, comme l’Ile-de-France. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les lieux sont d’autant plus vides qu’ils sont hautement convoités ; la spéculation tient à l’écart des lieux vides, pour ne pas dire perdus, des gens dont le travail ne demande qu’à se poser quelque part. C’est bien ce qui fait l’événement de ce dont nous allons parler ici : l’installation d’une compagnie francilienne dans son premier lieu de travail en propre, Vertical Détour à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard.

2. Cachez-moi ces aliénés

Frédéric Ferrer est né dans les années soixante à Lyon, il est agrégé de géographie, ancien enseignant, metteur en scène depuis plus de dix ans, directeur de la compagnie Vertical Détour, qu’il a créée en 2001. Ses spectacles ne sont pas tous liés à l’hôpital mais c’est là qu’il travaille aujourd’hui à un projet de résidence, au sein de Ville-Evrard, sur la commune de Neuilly-sur-Marne, en Seine-Saint-Denis.

Cet hôpital est un lieu beau et singulier : il a été construit en 1868, au moment où il est fait obligation aux départements de se doter d’un asile d’aliénés. C’était un domaine agricole, censé offrir un air sain aux patients, leur permettre de s’occuper à des travaux des champs et, à l’est de Paris, d’être balayé par un vent d’ouest qui éloignera les miasmes de la folie de la capitale. La question est d’autant plus urgente qu’avec l’Exposition universelle, la capitale entend trier ce qu’elle montre d’elle-même au monde. Entre la main-d’œuvre des aliénés et les potentiels agricoles du domaine, Ville-Evrard peut vivre en autarcie : on y fabrique jusqu’aux chaussures des patients. Betteraves, céréales, productions légumières et fruitières, lait et viande... L’hôpital, initialement conçu pour vider la capitale de ses indigents, se dote de pavillons plus cossus destinés aux patients aisés, bon moyen d’étoffer le budget de l’institution. Camille Claudel fera partie de ceux-là. Antonin Artaud, quant à lui, sera interné, de 1939 à 1943, fréquemment changé de quartier, notamment parce que ses cris et exorcismes empêchent les autres de dormir. Les problèmes d’hygiène, les mauvais traitements, progressivement stigmatisés, portent au jour l’idée que l’enfermement est une extrémité à éviter ; ce qui aboutira, dans les années soixante-dix, au mouvement de sectorisation, qui crée de petites unités, plus proches du milieu de vie des patients, et qui laissera libres de nombreux pavillons, dont Tramontane, où s’est installé Vertical Détour depuis le mois de juillet. Aujourd’hui, l’hôpital est occupé pour moitié par les activités cliniques. Les lieux de la richesse se sont déplacés (ou ont changé d’allure), aussi le principe de la location des bâtiments a-t-il lui aussi un nouveau visage : des productions de cinéma s’installent régulièrement dans ces belles bâtisses du siècle dernier, à l’instar de Rois et reine d’Arnaud Desplechin l’an passé.

3. Tramontane et autres perturbations

On n’officie pas tout à fait encore à Tramontane, mais on y nettoie, assurément. La compagnie s’installe dans un lieu qui fut à l’abandon. Tout est à faire, et à tous les niveaux car, à la différence d’autres expériences d’activités artistiques en hôpital, Ville-Evrard ne dispose d’aucune structure culturelle. La présence de Frédéric Ferrer ferait même partie d’un projet de préfiguration d’un pôle culturel au sein de l’institution pour les années à venir. En attendant, il faut mettre les choses en place et tout inventer, de l’organisation concrète du lieu aux relations avec les chefs de services psychiatriques.

La bâtisse est superbe, deux étages de pierre blanche, des combles, avec un jardin et un perron d’allure tchékhovienne. Quelque chose de patricien se dégage de l’ensemble. C’étaient Les Périphériques, et leur revue Les Périphériques vous parlent, qui occupaient le pavillon Tramontane, il y a quelques années. Leur fondateur, Marc’O, est venu du lettrisme d’Isidore Isou, du situationnisme, passé par le Living Theatre et l’effervescence de 1968 (1). « Mesurer la jeunesse à l’âge est une imposture », est-il écrit sur l’un des murs. Aussi l’intérieur du bâtiment est-il celui d’un lieu après plusieurs histoires : l’asile d’abord, qui impose sa topographie de dortoir, de salles d’eau, de petites pièces, la résidence théâtrale ensuite, ses affiches murales, sa signalétique révolutionnaire, ses marques festives, et le temps de la déshérence enfin, qui habite les lieux à sa façon, donne aux affiches des allures de reliefs, renverse les chaises, écaille et salit. Le bâtiment n’a pas d’eau chaude, il y a plusieurs installations électriques superposées, des canalisations cassées. Les financements escomptés ne sont pas tous réunis mais la fierté de la résidence enfin obtenue et ce que cela signifie en termes d’immédiateté d’accès au travail, de possibilités matérielles d’invention, de sérénité aussi pour les trois ans à venir au moins, donnent à cette tramontane des allures de zéphyr.

Le projet de Frédéric Ferrer sera non seulement un lieu de travail pour la compagnie mais aussi un lieu en rapport avec l’hôpital et le département. Il s’agira de poursuivre le travail entamé depuis trois ans avec le groupe de soignants amateurs de théâtre de Ville-Evrard, avec lesquels Frédéric a créé le deuxième spectacle de sa compagnie, Apoplexification à l’aide de la râpe à noix de muscade. Le metteur en scène s’était inspiré d’une monographie clinique d’un psychiatre du début du XIXe siècle sur la paranoïa, Illustration of madness, de John Haslam. Le petit groupe de soignants de Ville-Evrard avait d’ailleurs travaillé avec Armand Gatti (que Frédéric a adapté aussi), sur Les Alphabets d’Auschwitz (2). Dans ce projet de résidence, il s’agira aussi de créer un groupe avec des patients sur un principe de stage, de façon ramassée dans le temps avec des participants permanents, ce que l’atelier hebdomadaire ne permet pas. Anecdote : un des acteurs de l’atelier de l’année passée, un sans-papiers, assez mutique, qui avait fait un court séjour à Bondy, dans une des unités sectorisées de Ville-Evrard, a continué à venir jusqu’à la fin de l’année à l’activité théâtre, faisant quatre heures de transports en commun clandestinement toutes les semaines de la banlieue sud à Bondy.

Le spectacle de cette saison, répété à Ville-Evrard, s’appellera Mauvais temps. Il s’agit, à nouveau, de manipulation et, pour cet ancien géographe désormais entramontané, de perturbations climatiques. Frédéric a travaillé à partir du dernier rapport du GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, organisme dépendant de l’ONU, présentant les changements climatiques et leurs impacts prévus à l’horizon 2050 et 2100. Proposition qui confirme, d’ores et déjà, la singularité dramaturgique de ce metteur en scène.

/1. Voir entretien dans/

/Cassandre, n°62, été 2005./

/2. Frédéric Ferrer a adapté La Parole errante de Gatti en 2002. Les Alphabets d’Auschwitz est un texte de Gatti publié chez Verdier./

/A voir/

/Mauvais temps,/

/Confluences, Paris,/

/15 décembre-22 janvier,/

/01 40 24 16 46/

/A lire/

/Apoplexification à l’aide/

/de la râpe à noix/

/de muscade,/

/de Frédéric Ferrer,/

/L’Archange Minotaure, sortie en novembre 2005, 96 p., 13,50 e./

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