Regards.fr : Depuis un an, le regard « occidental
» sur le monde arabe a évolué.
Pour quelles raisons sommes-nous
passés du « réveil révolutionnaire » en Tunisie
au « péril islamiste » généralisé ?
Vincent Geisser : Nous avons aimé la révolution tunisienne parce
qu’elle nous parlait et nous ressemblait (le souvenir
enfoui de 1789, voire de la Commune
de 1870 !) : démocratique, populaire, laïque,
spontanée…, autant de qualificatifs positifs qui
venaient flatter notre ego universaliste français
et satisfaire notre narcissisme républicain. Pas
un poil de barbe dans ces protestations mais
seulement des jeunes imberbes criant au monde
leur désir de liberté et de dignité. Aujourd’hui,
nous découvrons avec stupeur, presque avec
frayeur, que les barbes sont de retour dans
les rues des médinas et des douars du « pays
du jasmin » : les Tunisiens ont élu une majorité
islamiste à l’Assemblée constituante, censée
donner au pays de nouvelles institutions démocratiques.
Nous vivons cette victoire des « barbus
» comme une hérésie, une déception, voire
une trahison. Telle est la représentation ethnocentrique
des bouleversements sociopolitiques
qu’a connue la Tunisie ces derniers temps : la
« copassion » romantique a cédé la place à la
compassion mortifère, laissant planer le spectre
d’un retour à la guerre des civilisations. Tout
cela sur fond de vision anxiogène et binaire,
opposant de manière caricaturale une « Tunisie
laïque » (celle que nous louons) à une « Tunisie
islamiste » (celle que nous redoutons), comme si
la société était coupée en deux.
Regards.fr : Quel sens donnez-vous au vote islamiste ?
Vincent Geisser : Alors qu’en Europe, nous avons tendance à
considérer le vote islamiste comme un choix obscurantiste, les Tunisiens qui ont voté pour le
parti conservateur Ennahda y voient une sorte
de réappropriation patriotique, voire une reconquête
de leur souveraineté nationale. Certes,
c’est un vote identitaire dans un contexte
postrévolutionnaire, où tous les repères symboliques
ont été ébranlés. Un peuple ne sort pas
indemne de plus de cinquante ans de dictature
et de vingt-trois ans d’autoritarisme de Ben
Ali. Toutefois, les aspirations des Tunisiens ont
changé par rapport aux années quatre-vingt.
Le vote pour le parti Ennahda n’exprime plus
l’utopie d’une théocratie islamique, l’attente du
« grand soir islamiste » mais plutôt un vote refuge,
une forme de réassurance sociale dans un
contexte de profonde incertitude et de peur de
l’avenir. C’est donc davantage un vote conservateur
qu’un vote protestataire radical. Rien à voir
avec la révolution islamique d’Iran ou même le
salafisme saoudien. Rappelons-nous qu’après
mai 1968, les Français avaient élu l’une des majorités
les plus conservatrices de l’histoire de la
ve République. C’est le paradoxe des périodes
protestataires : elles sont suivies parfois de retour
à l’ordre moral.
Regards.fr : Quelles sont les lignes de fracture ?
Vincent Geisser : Je ne crois pas du tout à la pertinence du thème
du « choc des civilisations », pas plus d’ailleurs
qu’à celui du « dialogue des civilisations ». Ces
lectures identitaires qui se sont imposées ces
dernières années dans certains cercles intellectuels et politiques d’Amérique du Nord, d’Europe
et du monde arabe visent à masquer les vrais
problèmes, en occultant les questions sociales
et politiques. C’est à l’intérieur de chaque société
que ce choc a lieu désormais : les nouvelles
classes dangereuses sont stigmatisées de part
et d’autre de la Méditerranée, et cette stigmatisation
revêt souvent une connotation à la fois
identitaire et sociale. La Tunisie a aussi ses banlieues
et ses régions sinistrées, dont les populations
réputées turbulentes (les « nouzouh »,
les bouseux en dialecte tunisien) effraient les
membres des classes moyennes et supérieures
des centres urbains. Les vrais enjeux se situent
en réalité sur le terrain socio-économique. Et
de ce point de vue, les islamistes ne proposent
rien de très original. En revanche, leur discours
« conservateur-libéral » a tendance à rassurer la
population. En Tunisie et en Égypte, les Frères
musulmans restent très prudents sur la réforme
de la politique touristique et la remise en cause
des privilèges fiscaux accordés aux entreprises
exportatrices au sein desquelles les conditions
de travail sont pénibles et les salaires exceptionnellement
bas. « Vive Dieu et le FMI ! » : on
pourrait résumer ainsi, avec un brin d’humour,
le programme économique des islamistes.
En somme, ils jouent à fond sur les questions
d’identité parce qu’ils n’ont strictement rien à
proposer en matière économique et sociale. Et,
le pire, c’est que ça marche ! On peut faire ici un
parallèle avec la montée des droites populaires
en Europe (nos islamistes « version locale » en
quelque sorte) qui instrumentalisent les thèmes
de l’identité nationale et du retour à l’ordre moral
pour masquer leurs propres carences en matière
économique et sociale.