Voir aussi Conduites à risques Quand la famille, l’école, l’usine perdent leur rôle d’instances de socialisation, il reste...la rue ! Là où règne le rapport de forces. Descente.
L’effondrement, à partir des années 70, du type d’industrie que représentent la sidérurgie, la machine-outil...et le glissement vers une société à dominante tertiaire, bien que les ouvriers représentent près d’un tiers de la population active, ont d’autres effets que les problèmes d’emploi. Une vie associative, tissée par le christianisme social, l’éducation populaire, le militantisme ouvrier syndical et politique, créatrice de régulations sociales et de structurations identitaires, disparaît. Un ouvrier était porteur d’une histoire et d’un avenir et sa famille jouait un rôle déterminant. Une petite minorité se livrait, aux alentours de 17 ans, à des conduites délinquantes, rites de passages parfois plus violents que les méfaits dénoncés aujourd’hui. Les blousons noirs étaient les terreurs d’il y a quarante ans ! Puis, ils faisaient leur service militaire, entraient à l’usine, se mariaient, fondaient une famille. Tout rentrait dans l’ordre.
Dans les années 60 et 70, le système s’est fissuré. La crise économique et industrielle a ôté de sa consistance à l’identité ouvrière. La JOC, très puissante, a perdu du terrain, comme le militantisme ouvrier et communiste. La famille, surtout, a changé. Les divorces ont augmenté. Les femmes ont obtenu une autre place dans la société. L’enfant, l’adolescent ont bénéficié d’un statut plus autonome. Les figures de l’autorité, le père en premier lieu, mais aussi le contremaître, le militant, se sont affaiblies. Un modèle, qui n’était pas exempt de critiques, mais permettait une identification forte, a pâli.
Les leaders, les courtisans, les bouffons, le marais...
Pour les enfants issus de l’immigration, le déracinement joue en plus. Derniers arrivés, les migrants ont relayé dans les cités les ouvriers qui ont délaissé peu à peu ces quartiers. Des immigrés souvent venus de pays lointains et de mondes ruraux. Un choc culturel qui s’est ajouté au reste.
Car le marché de l’emploi a reculé, entraînant le chômage et la précarité. L’insertion des jeunes, quand elle existe, ne passe plus par l’usine et sa discipline, l’équipe de travail et sa solidarité, mais par de petits boulots, très mal payés, instables et astreignants, l’équivalent des " bad jobs " anglo-saxons. En France, près de six millions de personnes vivent de revenus de transfert. La moitié des trois millions de chômeurs officiellement recensés a 3 000 francs par mois. Le monde des cités, des quartiers difficiles est pauvre. Une économie de débrouille, de tiers monde s’installe. Avec des échanges, de l’entraide, mais aussi du marché noir et des violences spécifiques.
La précarité, le chômage, la faiblesse des revenus, contribuent au sentiment de ne pas être reconnu par la société mais l’état économique des quartiers est-il en dernier ressort la cause des violences ? s’interroge David Lepoutre." La corrélation se fait plutôt entre la violence et l’amertume de se sentir maltraité par la société. Le besoin démocratique, culturel passe avant le besoin économique. Et si l’analyse privilégie la revendication identitaire, elle conduit à des recettes politiques différentes : il ne s’agit pas seulement de donner de l’emploi, du pouvoir d’achat, mais de prendre en compte le besoin global de démocratie." Les jeunes veulent être reconnus, exister culturellement, être légitimés socialement. A défaut, ils croient y parvenir en " s’écartant de plus en plus de la société globale, en formant des microsociétés ".
Les instances de socialisation traditionnelles des adolescents, que sont la famille, l’école, le groupe des pairs, des copains, se recomposent. Les territoires, les quartiers, la rue prennent toute la place. La cité est un village, où tout le monde se connaît. Les jeunes s’inventent une vie, qui n’est pas forcément triste, mais qui se fonde sur le rapport de forces, symbolique (la " tchatche") ou physique. Quand cette culture du rapport de forces se cristallise, décrit Christian Bachmann, un petit système social se met en place, jusqu’au sein des établissements scolaires. Il se structure ainsi : quelques leaders, quelquefois très bien et d’autres fois de petits caïds, entourés d’un groupe de courtisans ; à côté, de bons éléments, qui n’ont pas de problème avec les profs ni les élus, qui s’en sortent et que les autres appellent les " bouffons " ; puis le " marais ", la masse des jeunes, influençables d’un côté ou d’un autre ; enfin un petit groupe de victimes, " brebis galeuses " qui n’arrivent pas à être délinquants, qui se droguent, qui vont en prison, qui vont crever... Les rebelles, eux, ne sont pas de mauvais élèves, ils sont souvent délégués de classe, quitte à terroriser ceux qui ne votent pas pour eux. Ce petit système social se constitue une identité de quartier, entretient un patriotisme de cité, qui s’oppose à la cité d’à côté. Tout intrus peut en être victime.
Une identité de plus en plus loin de la société globale
Ce système peut, dans une économie de débrouille qui risque de glisser dans l’illégalité, favoriser des carrières de délinquants. Ni la fréquentation de la prison ni les difficultés de la réinsertion sociale en temps de crise économique n’y feront obstacle, bien au contraire. Ces délinquants seront quelquefois, hélas, un modèle pour les plus jeunes. C’est ce qui inquiète le plus les maires des communes concernées. Gilles Poux explique que les adolescents les plus durs des 4000 de La Courneuve sont protégés par des délinquants galonnés, qui se livrent au trafic de drogue, des caïds qui ont parfois jusqu’à 35 ans, et paient des enfants de 10 ans pour faire le guet ou transporter des objets compromettants. La masse des jeunes des cités reste neutre à l’égard des truands, ne les condamne pas. Les élus souhaitent y remédier en les séparant le plus possible.
On ne peut supporter ni accepter la délinquance dans une société civilisée, qui a défini ses modes de fonctionnement hors violence, analyse David Lepoutre, mais on peut appréhender les actes de délinquance dans le champ culturel, ce qui ne signifie pas leur trouver de la beauté ! Les trafics sont toujours considérés du point de vue économique. Même l’expression " crime crapuleux " sous- entend que le criminel n’est motivé que par l’intérêt. Se demande-t-on pour le reste de la population si ses motifs ne sont qu’économiques ? Dans les cités, à mon avis, la même logique est en oeuvre pour les trafics de drogue et pour les groupes de jeunes " qui se la jouent " sans forcément faire de mal : une sous-culture fabrique de l’identité en s’affirmant de plus en plus loin de la société globale."
* Sociologues.