La comparaison est brutale, et ne dit évidemment rien de la spécificité irréductible des deux génocides les plus atroces du XXe siècle. Mais Patrick de Saint Exupéry a raison, pour réveiller les consciences – et notamment les consciences françaises – de rappeler que, si à Treblinka, « la machine de mort la plus efficace » du régime nazi, 800.000 juifs furent froidement tués en un an, on décompte près 800.000 Tutsis massacrés au Rwanda, en trois mois, au printemps-été 1994.
Ces deux massacres de masse ont deux grands traits discriminants – si l’on en croit du moins le livre majeur du sociologue néerlandais Abram de Swaan, Diviser pour tuer, publié il a deux ans aux éditions du Seuil. En effet, il fallait que, dans les deux cas, les États allemands et rwandais se soient d’abord emparés du monopole de l’exercice légitime de la violence, pour être en mesure de faire face à la concurrence d’autres États, et de soutenir des conflits armés à grande échelle.
D’autre part, seul le monopole, mieux, la concentration des moyens d’exercice de la violence a pu conférer à ces états une capacité, sans égale, de massacre systématique d’une partie de leur population : paradoxalement, l’abaissement, le reflux de la violence entre individus suppose aussi la formation d’un corps de professionnels de la violence (soldats, policiers, criminels aussi) qui disposent d’armes de plus en plus efficaces, et en quantité toujours plus nombreuse. C’est en ce sens qu’Abram de Swaan peut parler de « violence asymétrique de masse », d’un type de violence étatique spécifique par son asymétrie et son ampleur : on parlera de génocide là où « des hommes tuent une masse désordonnée d’individus sans défense, et [où] leur action s’inscrit dans un cadre où l’appareil institutionnel ou, à tout le moins, la tolérance tacite leur sont acquis ».
Frénésie destructrice
Justement, pourquoi cette tolérance, voire cet assentiment, leur sont-ils acquis ? Sans doute faut-il compter, ici, avec tout le travail social de division de la population en catégories plus ou moins distinctes. Mais certaines sociétés ont connu une forte catégorisation sociale, sans que des massacres à grande échelle y aient été perpétrés. C’est donc le second point, si l’on peut dire, de la démonstration d’Abram de Swaan : « La violence asymétrique de masse se produit le plus souvent en marge d’une guerre ». Tant que des soldats et la population mènent un combat plus ou moins symétrique contre un ennemi qui dispose de moyens équivalents, l’éventualité d’un massacre de masse est en effet plus ou moins exclue.
Il en va autrement au lendemain d’une victoire, ou de façon paradoxale, à la veille d’une défaite. Ce n’est pas seulement que les soldats, des détenteurs de l’exercice légitime de la violence d’État, ou même la population civile, brutalisés par le conflit armé, crient vengeance, et prennent pour cible quiconque leur paraît devoir appartenir au camp ennemi. C’est aussi que la guerre, comme le dit le sociologue néerlandais, fait alors « fonction de métaphore euphorisante » : « Non seulement le massacre s’en trouve facilité, mais il se voit de plus légitimé ». Ce fut, malheureusement, le cas, à la veille de la défaite du régime nazi ou de celle du régime rwandais.
Sans doute le processus d’extermination des juifs européens avait-il débuté bien avant que ne s’annonce la défaite du IIIe Reich. On peut même dire qu’alors qu’il venait d’entrer en conflit contre l’Union soviétique, le régime nazi commença à exterminer tous les juifs à l’arrière du front de l’Est, offrant ainsi le meilleur exemple, si l’on peut dire, de ce que peut être un régime cédant à ce qu’Abram de Swaan appelle la « frénésie des vainqueurs ». Mais reste cette énigme historique, à jamais troublante ; « dès qu’il devint évident qu’Hitler allait perdre la guerre qu’il menait sur deux fronts à la fois, il concentra de plus en plus ses forces sur la seule bataille qu’il pouvait encore gagner : la destruction des juifs d’Europe ».
Ce mode d’extermination de masse relève en fait de ce que le sociologue néerlandais nomme « le triomphe des vaincus » dont le génocide rwandais représente, écrit-il, « l’exemple à l’état pur ». Et, en effet, les forces armées rwandaises (FAR) ne se trouvèrent pas seulement en face d’un adversaire supérieur, le Front patriotique rwandais de Kagamé (FPR), s’avérant impuissantes à repousser son avancée. Elles déployèrent en fait peu d’énergie – contrairement au IIIe Reich – pour défendre les zones qu’elles contrôlaient encore ; le Hutu Power préférera consacrer presque exclusivement ses ressources et ses moyens de violence étatique et armée à tenter d’en finir, en trois mois, avec la population tutsie. Cas de délire et de frénésie extrême d’extermination à l’approche imminente d’une défaite militaire, l’exemple du Rwanda représente l’exemple le plus parlant d’ultime tentative d’« éradication massive d’un ennemi sans défense et inorganisé, là où s’imposerait un effort extrême pour empêcher la défaite face à un ennemi offensif, armé et organisé ».
Exemple de ce qu’Abram de Swaan appelle encore « passion de destruction autodestructrice », les forces organisatrices du génocide rwandais, absorbées qu’elles étaient par le processus d’extermination des Tutsis, ont en effet peiné à résister aux troupes armées et organisées du FPR qui marchait sur Kigali, la capitale rwandaise. Les FAR et les milices interahamwe ont, par exemple, consacré les ressources de la violence étatique à rassembler des familles tutsies dans un verger pour les y abattre, ou pire, dans les églises, pour les massacrer à la mitrailleuse ou au moyen de grenades à la main. Il faut le rappeler, en dépit de l’image saisissante des exactions à la machette (qui, du reste, ont parfois été fournies à la population), ces derniers ne représentent que le tiers des massacres recensés (36%), et plus de 97% des Hutus ne prirent pas part aux massacres.
Responsabilités françaises
Mais si le génocide rwandais fut inséparable de l’action d’un régime étatique de concentration des moyens d’extermination, tournés contre une fraction de sa population à la veille d’une défaite militaire, c’est aussi que les forces de l’État rwandais pouvaient compter, et s’appuyer sur les ressources un autre État : l’État français. Comme le fait en effet remarquer Abram de Swaan, alors que les forces du FPR « étaient aux portes de Kigali, la capitale, et sur le point d’en déloger les troupes hutues, la France se porta une fois de plus au secours de celles-ci en lançant l’opération Turquoise ».
Au bout de trois mois de génocide sous le regard passif du reste du monde, les forces françaises furent dépêchées, avec pour mission officielle de mettre un terme aux massacres. Mais de fait, les forces françaises parvinrent surtout (sans pour autant réussir à entraver la prise de Kigali par le FPR) à « aider l’armée hutue et les milices interahamwe à franchir la frontière et à fuir vers Bukavu, à l’est de ce qui était alors le Zaïre ».
C’est cette question de la collaboration de l’État français et des forces françaises avec l’État génocidaire rwandais et les forces armées hutues qui ressurgit au-devant de la scène publique, après plus de vingt années de silence plus ou moins troublées par les travaux d’universitaires, de journalistes, ou simplement de témoignages de victimes.
En juin 2017, trois associations déposent en effet deux plaintes, dirigées contre l’État français d’une part, la BNP d’autre part. Cette dernière aurait en effet financé « l’achat de 80 tonnes d’armes ayant servi à la perpétration du génocide », alors que « la banque ne pouvait douter des intentions génocidaires des autorités du pays pour qui elle a autorisé le transfert de fonds » en 1994. La seconde plainte vise à faire reconnaître « l’implication de politiques et militaires français dans la coopération avec le gouvernement rwandais avant, pendant et après le génocide ».
D’autre part, un ex-capitaine de l’armée française, Guillaume Ancel, vient de publier, aux éditions des Belles Lettres, un récit intitulé Rwanda, la fin du silence, témoignage d’un officier français. Guillaume Ancel avait déjà affirmé, lors du printemps 2014, que les premiers jours de l’opération turquoise, l’armée française avait outrepassé le mandat du Conseil de sécurité de l’ONU, c’est-à-dire « le caractère strictement humanitaire de cette opération, qui sera menée de façon impartiale et neutre et ne constituera pas une force d’interposition entre les parties ».
Ouvrir les archives, assumer
Si, face aux avancées du FPR, les forces françaises ne sont pas parvenues à rétablir le régime rwandais (formé dans l’enceinte même de l’ambassade de France, et dont la France sera le seul État au monde à reconnaître la légitimité), l’opération turquoise aurait permis d’établir une zone de repli dans l’ouest du pays pour les miliciens génocidaires hutus, lesquels auraient alors été exfiltrés et réarmés par l’armée française dans le pays voisin, l’actuelle République démocratique du Congo.
Le témoignage de l’ex-militaire français est, à cet égard, sidérant. Alors qu’il interroge un supérieur, voici ce qu’il s’entend répondre concernant le sort des armes saisies par l’armée française : « Ces armes sont livrées aux FAR qui sont réfugiées au Zaïre, cela fait partie des gestes d’apaisement que nous avons acceptés pour calmer leur frustration et éviter aussi qu’ils ne se retournent contre nous ». Et, ajoute alors Guillaume Ancel : « Je trouve le raisonnement court-termiste et indéfendable : comment avaler qu’en livrant des armes à ces militaires nous améliorons notre propre sécurité ? Je leur rappelle que nous n’avons plus vraiment de doutes sur l’implication des FAR dans les massacres de grande ampleur qu’aucun d’entre nous ne nomme encore "génocide" ».
Ce témoignage édifiant, qui s’ajoute désormais à ceux du commandant de paras Jean-Rémi Duval – c’est lui qui découvrira les rescapés tutsis de Bisesero, que l’armée française mettra pourtant trois jours à revenir protéger – ou de Thierry Prungnaud – adjudant-chef, il relate que, lors d’un briefing de situation, ses supérieurs avaient évoqué des massacres commis par des Tutsis sur les Hutus, et non l’inverse – vient une fois de plus confirmer le rôle, pour le moins trouble, que l’État français a joué au Rwanda. Dès 1990, l’État français est informé, par de nombreuses notes issues des services de renseignement (notamment la DGSE), de l’ambassade et des forces armées, du caractère plus ou moins planifié du génocide.
Il s’obstinera pourtant à soutenir, s’engager politiquement, militairement aussi, auprès de ce régime, ratifiant une vision ethniciste du conflit d’une part, défendant une perception coloniale, depuis longtemps défaite et démentie d’autre part (François Mitterrand et la cellule élyséenne se cramponneront à l’idée que l’avancée du FPR, qui opère depuis l’Ouganda, représente les intérêts anglo-saxons dans la région des Grands lacs). L’État français aura comme redoublé une vision raciale et postcoloniale, d’autant plus exacerbée que celle-ci se trouvait à la veille d’une défaite historique, qui allait rebattre les cartes du jeu régional.
Il est donc grand temps que la France reconnaisse toutes ses responsabilités, et ouvre aussi l’intégralité de ses archives. Et que cessent également les déclarations irresponsables d’éditorialistes français, qui renvoient dos à dos « salauds et salauds ». Sans doute Paul Kagamé et le FPR ne sont-ils pas des saints. Il est certain qu’en 1990, les troupes du FPR se sont livrées à des atrocités à l’égard de la population hutue du nord-Rwanda. Il est certain aussi que le régime actuel de Kagamé est corrompu, qu’il a fait éliminer d’anciens supplétifs ou des opposants, censure des journalistes et des universitaires.
Il n’empêche, il n’y a pas des « salauds face à des salauds ». Il y a des salauds d’une part, et des salauds génocidaires d’autre part. Et la France a indéniablement soutenu les derniers.