Accueil > économie | Entretien par Amélie Jeammet | 1er mai 2012

Retrouver la subversivité du salaire

Après le succès de L’enjeu des retraites, l’économiste Bernard Friot
se penche sur le salaire, outil possible d’un pouvoir populaire
retrouvé sur l’économie et le travail. Entretien.

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Regards.fr : Dans L’enjeu du salaire vous
invitez le lecteur à « prendre
la mesure de la guerre des
mots », l’importance que
vous accordez à un glossaire
en fin d’ouvrage en témoigne. Quel
est l’enjeu de ce combat ?

Bernard Friot : Prenons le mot « salaire ». La droite parle de
« pouvoir d’achat », jamais de salaire. À gauche,
le mot est connoté négativement : ceux qui
veulent abolir le salariat ne se souviennent pas
qu’au XXe siècle des générations de militantes
et de militants ont conquis – et à quel prix –
deux institutions, la cotisation sociale et la qualification,
qui font du salaire le tremplin d’une
subversion du capital. Et c’est bien pourquoi la
droite n’utilise pas le mot salaire : le vider de la
cotisation et de la qualification pour en faire un
pouvoir d’achat est son obsession car elle sait
mener la guerre des mots !
Autre exemple : la cotisation comme « taxe sur
le travail ». Même les opposants aux réformes
l’utilisent, et ont hélas conçu ce mot d’ordre
stupéfiant : « Taxons le capital comme nous
taxons le travail ! » Lire la cotisation comme
une taxe, c’est la voir comme un impôt. Or
l’impôt redistribue, « corrige » les termes de
la répartition initiale, et donc la légitime en la
naturalisant. « Taxer le capital », c’est légitimer
la propriété lucrative ; « taxer les salaires » dans
la CSG, c’est légitimer le marché du travail. La
cotisation, au contraire de l’impôt, relève de
la répartition initiale de la valeur, et ouvre un
espace qui subvertit ceux du marché du travail
et de la propriété lucrative. D’où l’hostilité
absolue de la classe dirigeante. Or, si les opposants
aux réformateurs refusent évidemment la
TVA sociale, qui est un impôt anti-redistributif, la
mobilisation contre la CSG est beaucoup plus
faible, alors qu’il s’agit d’une tentative identique
de remplacer la cotisation sociale par l’impôt.

Regards.fr : Vous écrivez  : « À quoi bon prendre le
pouvoir économique si c’est pour faire
pareil, faute de changer la mesure de la valeur ? ». Quel est l’enjeu d’un
tel changement ?

Bernard Friot : Beaucoup de nos débats se font uniquement
en termes de valeur d’usage. C’est par exemple
le cas dans les débats écologiques où nous
nous posons la question de produire de bonnes
choses plutôt que de mauvaises, ce qui nous
met vite d’accord. La valeur d’usage est le lieu
du consensus. Mais travailler, ce n’est pas seulement
produire des valeurs d’usage : quand je
fais un café chez moi, je ne travaille pas, je ne
travaille que quand je fais le même café comme
salarié d’un restaurateur, donc quand je produis
de la valeur économique à côté de la valeur
d’usage. La valeur économique est le lieu
de l’extorsion d’une partie de la valeur produite
par le travail d’autrui, c’est un enjeu de pouvoir :
qui décide que telles valeurs d’usage ont une
valeur économique et d’autres non, et selon
quelle mesure de la valeur ? N’espérons pas
changer le travail concret si nous ne changeons
pas la valeur économique, qui est au coeur de
ce que, par convention, nous appelons travail.

Regards.fr : Par convention ?

Bernard Friot : Oui, il n’y a pas d’essence du travail. Le travail
est un construit social : les soins médicaux, l’éducation
des jeunes enfants ne sont du travail que
depuis quelques dizaines d’années. Le travail est
défini par les rapports sociaux, et la convention
capitaliste du travail repose sur la « valeur travail »,
c’est-à-dire sur la mesure de la valeur des produits
par le temps de travail passé à les produire (dans
les conditions moyennes de productivité). C’est
la spécificité de cette société d’égaux qu’est la
société capitaliste : la poursuite de la violence sociale
inhérente à la valeur économique repose sur
la capacité des propriétaires de capitaux, d’une
part à réduire les personnes à des « forces de travail
 » demandeuses d’emploi sur un marché sur
lequel elles sont payées à leur valeur (le temps
de production des biens et services qu’elles
consomment pour se reproduire), et d’autre part
à les employer à produire des marchandises valant
davantage que leur salaire en temps de travail.
Le capitalisme, ça n’est donc pas seulement
la propriété lucrative, qu’il faut bien sûr supprimer.
C’est aussi le marché du travail et la mesure de la
valeur par le temps, deux autres institutions qu’il
faut aussi supprimer, faute de quoi on changerait
la propriété pour faire pareil.

Regards.fr : En quoi ce que vous appelez la
convention salariale du travail permet-elle cette autre mesure de la
valeur économique ?

Bernard Friot : La convention salariale, née de la bagarre pour
le salaire au siècle dernier, est encore dominée
mais elle existe. Elle nous libère de la dictature
du temps, du marché du travail et de la propriété
lucrative. Où la trouve-t-on ? Dans la fonction
publique : les fonctionnaires ne dépendent pas
de la propriété lucrative, ils ont un grade qui
les qualifie eux et non pas leur poste de travail
comme dans le privé, ils ont un salaire à
vie, ils échappent au marché du travail. La production
des administrations est mesurée par
la somme des grades des fonctionnaires : rien
à voir avec la valeur travail. Dans le privé, ce
sont les postes qui sont qualifiés et non les personnes,
ce qui maintient le marché du travail.
Mais le salarié est payé pour la qualification
de son poste et non pour la mesure du travail
qu’il fournit. Et les critères de définition de la qualification – diplôme, responsabilité, initiative…
– ne relèvent pas du temps de travail.
Autre anticipation de la convention salariale,
la pension comme salaire continué : un retraité
qui touche à vie une pension proche de son
salaire d’emploi est libéré du marché du travail
et de la propriété lucrative, il produit du non-marchand
hors de toute dictature de la valeur
travail. Quant à la cotisation sociale, institution
décisive de la convention salariale, et qui représente
le tiers du PIB, elle nous libère de la
propriété lucrative en prouvant que nous assumons
d’autant mieux la santé et la retraite que
nous les finançons sans accumulation financière.
Pourquoi ne pas financer l’investissement
de la même façon ?

Regards.fr : Vous proposez en effet de financer l’investissement
par une cotisation, ce qui supposerait d’
« affecter toute la valeur
ajoutée à un salaire universel ».

Bernard Friot : Oui, à un salaire et non pas à un revenu : le
revenu satisfait les besoins d’une force de
travail ou ce qu’on tire d’un capital humain,
alors que le salaire, tel qu’il a été conquis au
XXe siècle, nous libère de la force de travail par
la qualification, et du patrimoine lucratif par la
cotisation. Et oui à un salaire universel parce
que pour tous et pour tout. Salaire pour tous :
chacun se voit attribuer, à sa majorité, le premier
niveau de qualification avec un salaire
irréversible (à 1 500 euros net par exemple)
qui peut progresser jusqu’à 6 000 euros (si l’on
retient une hiérarchie des qualifications de 1 à
4). Salaire pour tout : le financement de l’investissement
devient un élément du salaire par une
cotisation économique. La cotisation sociale se
substitue déjà au profit pour financer comme
salaire la santé ou la retraite. On peut aller plus
loin et utiliser la même technique pour financer
l’investissement. Les caisses d’investissement
collecteront cette part mutualisée de la valeur
ajoutée et la distribueront sans remboursement
et sans taux d’intérêt, qui n’existent que parce
que des parasites, après s’être appropriés une
partie de la valeur de notre travail, la prêtent
pour investir.

Regards.fr : Comment peut-on avancer sur de telles
revendications ?

Bernard Friot : En construisant un discours autonome et en
passant de la défensive à l’offensive. Non pas
« défendre la répartition », mais faire campagne
pour la généralisation de la cotisation : cotisation
salaire pour financer les salaires à vie,
cotisation économique pour financer l’investissement.
Non pas « défendre le statut de la
fonction publique » mais faire campagne pour
la généralisation de la qualification personnelle
dans un salaire à vie pour tous. Engager la bagarre
pour l’extension de la mesure de la valeur
économique par la qualification des personnes,
comme c’est déjà le cas pour les retraités et les
services publics. Ce n’est qu’en étant à l’offensive
qu’on gagnera contre les réformateurs. Ils
ont en ligne de mire la cotisation (à remplacer
par la CSG), la pension comme salaire continué
(à remplacer par un revenu différé à la
suédoise), la qualification des postes (à remplacer
par l’employabilité), la fonction publique
(à remplacer par l’emploi public). Généraliser
en salariat ce qu’ils tentent de marginaliser en
nous enfonçant dans l’impasse suppose de
voir le subversif déjà à l’œuvre dans le salaire :
je me réjouis de l’efflorescence des initiatives
d’éducation populaire. Avec des militants syndicalistes,
politiques ou associatifs nous avons
créé, pour y contribuer, Réseau salariat.

Bernard Friot est
sociologue et économiste.
Il anime l’Institut
européen du salariat
et l’association Réseau
salariat.

Il vient de publier L’enjeu du salaire ,
éd. La Dispute, 202 p., 15 €.

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