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Accueil > N° 6 - janvier 2011 | Chronique par Arnaud Viviant | 21 janvier 2011

2014

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2014

On commence l’année avec un chef-d’oeuvre du Rimbaud américain, voyant pathogène, William Burroughs. Le porte-lame (en V.O. The Blade Runner , mais rien à voir avec le film) est un court roman écrit en 1974, inédit jusqu’à ce jour en français, se situant en 2014. C’est une parabole sarcastique sur le système de santé américain, où Burroughs imagine que, dans un New York devenu « une Venise souterraine », le métro désaffecté s’étant empli d’eau infestée d’alligators, la ville soit devenue une capitale de la médecine parallèle dans une Amérique où les classes moyennes n’ont plus les moyens de se faire soigner.

«  La surpopulation a conduit à un contrôle croissant des citoyens par le gouvernement, non pas sur le modèle à l’ancienne de l’oppression et de la terreur typique des états policiers, mais en termes d’emploi, de crédit, de logement, de pension de retraite et de couverture médicale : des services qui peuvent être suspendus. Ces services sont informatisés. Sans numéro, pas de prestations . » C’est beau comme du Mélenchon au scalpel ! Et Burroughs continue : «  Cela n’a toutefois pas produit les modules humains standardisés et décervelés postulés par les prophètes linéaires tels que George Orwell . » Et pan sur la tranche de 1984 en 1974 ! «  Au lieu de quoi un important pourcentage de la population a été forcé de passer dans la clandestinité. Personne ne sait la valeur exacte de ce pourcentage. Ces gens sont innombrables parce que non numérotés . »

Ce que raconte Burroughs, c’est une triple dialectique. Premier acte : en 1980, l’héroïne est légalisée et les impôts des classes moyennes servent à soigner les « assistés » qui cherchent (ou pas) à décrocher. Les classes moyennes sont du coup paupérisées et ne peuvent plus se soigner. Deuxième acte : Cette situation débouche sur une révolution en 1984 qui donne l’impression que New York a subi une attaque nucléaire. Le Président signe en 1999 le National Health Act qui étend la gratuité des soins médicaux à tous les citoyens et habitants des USA. Vive la gratuité ! Mais la loi sur la Sécurité sociale pose bientôt plus de problèmes qu’elle n’en résout. L’espérance de vie grimpe jusqu’à 125 ans, et en même temps la population « imbibée d’antibiotiques à l’efficacité croissante » redevient vulnérable à des infections qui avaient disparu... La médecine passe alors dans la clandestinité. Entendez, la vraie médecine, celle qui soigne et guérit. «  Le modeste entrepreneur, l’innovateur, l’aventurier bannis depuis longtemps aux limbes de l’économie par la coalition des grands laboratoires pharmaceutiques et de la FDA (Food and Drug Administration, ndlr) refont surface . » Un roman que Burroughs a certainement écrit en pensant beaucoup à Wilhelm Reich, plusieurs fois cité, dont les écrits sur l’orgone ont été fâcheusement brûlés par la CIA...

Le Beethoven du polar

Un autre grand fou américain, mais de droite cette fois, même s’il tombe le plus souvent amoureux de «  gauchistes  », comme il le raconte plaisamment dans ce livre. Un an après le puissant Underworld USA, James Ellroy revient avec une autobiographie sexuelle et sentimentale, grand déballage pathologique de son «  obsession des femmes  », depuis le meurtre de sa mère, Geneva Hilliker, trois mois après qu’il eut souhaité sa mort (il avait 10 ans). Puis drogue, errance, reniflage de petites culottes, voyeurisme, liaisons timides avec des filles qui s’intéressent surtout à son acné («  mes trois premières maîtresses m’ont traité comme un rat de laboratoire  »), fantasme de lavomatic, mariage nul et non avenu, grand amour complètement détruit par une autre obsession, celle de la littérature, puis second grand amour, tout ça sur fond de Beethoven et de Rachmaninov... Un récit souvent hilarant, bien barré, super tordu, écrit de façon plus épileptique qu’elliptique. «  Mon idée maîtresse, c’était : les femmes en tant que muses. Je faisais subir à la gent féminine toute entière une véritable course d’obstacles. Les rares élues franchisssaient fièrement la dernière haie . » La Malédiction transforme les femmes en Images, qui donnent accès à la Littérature comme conjuration de la Mort.

Balzac ou Flaubert ?

Kim aurait pu être une muse, elle aussi. Son père l’a prénommée ainsi en l’honneur de Kim Novak, «  la plus belle au monde selon lui, la plus sexy aussi  ». Malédiction, cette fois, d’un prénom... Dans ce deuxième roman on ne peut plus balzacien, la romancière Angie David concurrence à son tour l’Etat civil, en faisant le portrait en pied d’une jeune comédienne ratée. Réflexion sur le paradoxal métier d’acteur et sur l’actuel bovarysme culturel qui fait que tous les livres qu’on a lus, tous les films qu’on a vus finissent parfois par se substituer à la vie réelle, Kim est un roman tragi-comique sur la procrastination des êtres d’aujourd’hui et, à rebours de toutes les success stories que nous déversent les médias, un grand roman de l’échec comme accomplissement de toute une vie.

Arnaud Viviant a lu

Le porte-lame , de William Burroughs, éd. Tristram, 90 p., 14 €.

La malédiction Hilliker , de James Ellroy, éd. Rivages, 218 p., 20 €. Parution le 19 janvier.

Kim , d’Angie David, éd. Léo Scheer, 252 p., 18 €.

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