On annonce, dans les semaines à venir, pas moins de six livres consacrés d’une manière ou d’une autre à ce rébus vivant qu’est Bernard-Henri Lévy. Attaque groupée pour faire sauter un bouchon de la vie intellectuelle française ? Ou bien déguisement médiatique d’une consécration finement orchestrée ? Car à partir de deux ou trois livres sur sa pomme, on peut commencer à parler de consécration. Or, cette consécration, cet intérêt massif, BHL les mérite-t-il ?
Non. Six livres dérivant ensemble, comme autant de cercueils sur le vaste océan éditorial, cela paraît tout de même énormément pour enterrer ce qui nous semblera toujours à nous, une vie de garçon de café philosophique, d’intellectuel servant les bonnes causes comme si cela était, plus que des tourments humains, de la clientèle pressée et exigeante, mais qui, bien soignée, peut ensuite lâcher un large pourboire en remerciements.
D’un autre côté, si : car BHL est bel et bien l’auteur de ce qui est couramment appelée une philosophie, laquelle gouverne aujourd’hui tout le monde occidental : la philosophie des droits de l’Homme.
Elle marche impeccablement bien. C’est en son nom, par exemple, qu’on a pu envahir l’Afghanistan. Souvenez-vous : à l’époque, on n’envahissait pas l’Afghanistan pour traquer Ben Laden, mais pour délivrer les femmes de la burka. Ainsi la rédaction de Elle avait-elle lancé une pétition en faveur de la guerre, même si, aujourd’hui, après des dizaines de milliers de morts civils, voire des centaines, on se moque bien de savoir si les femmes ont effectivement été délivrées sur l’ensemble du territoire. C’est aussi au nom de cette philosophie des droits de l’Homme, philosophie NF, aux normes françaises, que les Etats-Unis ont attaqué l’Irak, dirigé par un dictateur (avec des moustaches en plus : dieu seul sait pourquoi tous les vilains dictateurs ont des moustaches). Car c’est nouveau, cela vient d’arriver, mais les Etats-Unis qui ont longtemps lutté, et continuent à lutter contre le socialisme réel en Amérique du Sud (« le guévarisme n’est pas un humanisme » écrivait récemment un crétin révisionniste, mais d’un révisionnisme qu’il faut accepter, en Une du Monde), sont maintenant devenus des propagateurs de la démocratie par la force. Bon, objectivement, ça ne marche pas très bien, mais l’intention est louable. C’est du moins ce qu’on nous explique.
Bien sûr, cette philosophie n’est pas une philosophie, puisque c’est à peine une morale. C’est bien ce qui mettait si en colère le philosophe Gilles Deleuze. Comme le rapportent Jade Lindgaard et Xavier de La Porte dans le seul des six ouvrages sur BHL paru à ce jour, Deleuze s’était même fendu d’un libelle contre « les nouveaux philosophes » qu’il fit distribuer gratuitement en librairie.
Portant un titre enfantin et babillant (Le B.A.BA du BHL) sous-titré « Portrait du plus grand intellectuel français » (mais la photo du sujet en couverture, au téléphone, affalé dans sa voiture de luxe, ses longues jambes au premier plan, prouve que les auteurs courageux : il paraît qu’on n’attaque pas BHL impunément : entendent « grand » par la taille), l’essai de ces deux journalistes est souvent intéressant. On attend d’un biographe qu’il nous explique pourquoi il biographie. Or les auteurs sont clairs sur ce point : pour eux, BHL est un ennemi. Un ennemi de la pensée, sa non-pensée masquant selon eux la vraie. Un ennemi de l’indépendance d’esprit, étouffant toute velléité de critique par son puissant réseau d’influence. Un ennemi du journalisme, aux articles parsemés d’erreurs. Voire un ennemi de la littérature, ses romans ainsi que sa pièce de théâtre étant mauvais.
Les auteurs n’exècrent pas BHL (d’ailleurs, comment le pourraient-ils : ils ne l’ont pas rencontré). Mais l’ayant lu, enquêté sur lui, ils sont arrivés à cette conclusion (à moins qu’ils partissent d’elle) que cet homme de cour était naturellement leur ennemi symbolique. Promis, on ne lira pas d’autres livres sur lui.
Arnaud Viviant