Le grand roman de la rentrée. Tristan Garcia a 27 ans, c’est son premier livre et ce qui plaît, c’est son usage naturellement classique, presque balzacien, de la forme romanesque. On dirait que le roman : cette forme qui, depuis longtemps, sentait le chien mouillé : s’ébroue devant nous et retrouve le lustre de son pelage. Garcia raconte l’Histoire (en l’occurrence, comme l’annonce le bandeau rouge « Paris, les années sida ») à travers quatre destins individuels. Celui de Dominique (qui emprunte certains de ses traits à Didier Lestrade, ex-président d’Act Up) ; de Willie, écrivain scandaleux (qui pourra faire songer à Guillaume Dustan) ; d’un intellectuel médiatique qui a des côtés BHL et d’autres Finkielkraut, et dont la maîtresse : journaliste culture à Libé : raconte les destinées. Amours, haines, trahisons individuelles se conjuguent dans la trame romanesque avec amours, haines et trahisons collectives. Qu’est-ce qu’une époque ? Un roman. Qu’est-ce qu’une génération ? Un roman, elle aussi. La force de Garcia est d’incarner des idées à travers des personnages à la semi-réalité troublante, et de montrer que l’histoire des idées n’est que l’idée que les hommes se font de leur histoire.
Tristan Garcia , La meilleure part des hommes , Gallimard, 18,50 euros
MASCULIN-FÉMININ
Le quatrième roman de ce jeune écrivain est drôle, fin dans tous les sens du terme. Il est écrit légèrement. Il tombe parfaitement dans l’époque, coincée comme elle est. Il parle du couple (grosse tendance de la rentrée), c’est-à-dire du clivage homme/ femme dont la société semble toujours vouloir à la fois qu’il rompe et qu’il tienne. Il est bien écrit, avec fermeté et assurance, comme le scénario d’un film infilmable, puisqu’il devrait être filmé depuis l’intérieur des corps. Régis de Sa Moreira raconte en effet comment, un matin, un homme se retrouve dans le corps de sa femme et réciproquement. Et ce qui s’ensuit... C’est amusant. C’est écrit avec très peu de mots, une économie dans l’écriture qui fait parfois de cette inversion un simple travestissement grammatical. Le livre qu’on offrirait volontiers à un étranger pour qu’il découvre toutes les subtilités de notre langue. Comme une méthode Assimil du masculin et du féminin.
Régis de Sa Moreira , Mari et femme , Au Diable Vauvert, 15 euros
VIE IMAGINAIRE D’OMAR KHAYYAM
Quatre-vingt-dix pages seulement, mais pas pressé de finir. On met les yeux sur le frein, on s’attarde sur chaque phrase, on la relit deux fois, en imaginant ne pas l’avoir comprise, en fait, en rêvant. A quoi ? A la minceur de ce livre, conjugué à sa subtile épaisseur. Le cure-dent (quel titre ! : Sauvagerie et ombrage du titre...), premier livre (on ne dira pas roman) de Jean-Yves Lacroix, est ce qu’on appelle
aujourd’hui, dans les facultés de lettres qui s’intéressent d’ailleurs beaucoup à ce phénomène, très tendance en ce moment, une « fiction biographique ». Il raconte la vie Omar Khayyam, mathématicien et astronome, poète et philosophe persan du Xe siècle, célèbre auteur des Rubayat, plus de 400 quatrains ouvragés qui, ressurgis comme intacts du Moyen Age, devinrent un best-seller mondial des années 1960 et 1970.
Marguerite Youcenar, assez douée elle-même au demeurant pour la fiction biographique, a longtemps caressé l’idée d’écrire un roman sur Omar Khayyam. Ce qui l’a arrêtée, disait-elle, c’est qu’il était « essentiellement un contemplateur et un contempteur ». C’est justement ce qui n’a pas arrêté Jean-Yves Lacroix, qui, loin de faire un gros roman de cette vie dont peu de choses en vérité nous sont parvenues, en a fait au contraire un livre resserré, qui se savoure comme un expresso au comptoir mal fréquenté de la littérature...
A l’arrivée, s’il faut comparer et définir, c’est à l’écrivain Marcel Schwob (1867-1905) que l’on songera, dont les Vies imaginaires sont considérées comme le parangon de la fiction biographique.
Jean-Yves Lacroix , Le cure-dent , Ed. Allia, 6,10 euros
LIAISONS DANGEREUSES
Jour de souffrance désigne, dans la langue française, « une baie qu’on peut ouvrir sur la propriété d’un voisin à condition de la munir d’un châssis dormant », nous apprend Catherine Millet. Après La vie sexuelle de Catherine M., son autobiographie érotique, la directrice du mensuel Art Press en écrit l’autre versant : celui de la jalousie, qui est aussi le nom d’une fenêtre... Bien qu’elle eût précédemment raconté son long libertinage à partenaires multiples, c’est elle, paradoxalement, qui est jalouse des quelques liaisons de son compagnon, l’écrivain Jacques Henric. Cette jalousie va assez loin : jusqu’à la déraison. Se cogner la tête contre les murs. Mais est-ce bien de sexe qu’il s’agit ou bien de texte ? Dans un style proustien, depuis l’intérieur d’un corps et ses réminiscences physiques, Catherine Millet raconte ici, non sans une prétention tout à fait charmante, comment elle a toujours voulu écrire, et longtemps enfoui ce désir sous d’autres, avant de le libérer.
Catherine Millet , Jour de souffrance , Flammarion, 20 euros