C’est dans la nature de la gauche d’être déchirée
On aura du mal à trouver plus
radical en librairie ce mois-ci que
ces deux petits textes de Dionys
Mascolo ressuscités par les éditions
Lignes. Un mot sur le bonhomme
pour commencer : proche
de Marguerite Duras, communiste
démissionnaire du PCF en 1949,
rédacteur avec Blanchot du « Manifeste
des 121 », il fait partie de
ces intellectuels de gauche dont
la pensée semble avoir été purement
et simplement balayée par le temps. On comprend mieux pourquoi en le lisant : la densité de cette pensée incorruptible, la dialectique
rude qu’elle met en œuvre, l’élégance de la phrase
qui ne plisse pas, la pensée qui bourdonne comme
un marteau-piqueur près du coeur (côté gauche,
donc) et qui pourfend nos certitudes dans l’idéalisme
où elles s’étaient toutes réfugiées, a certes de
quoi effrayer dans cette époque de raisonnements ô
combien « primaires » où la gauche molle s’attaque
durement à la gauche dure, et la gauche dure mollement
à la gauche molle.
Le premier des deux textes. « Sur le sens et l’usage
du mot gauche » a été publié en 1955 dans Les
Temps modernes de Sartre. Quiconque se disant
aujourd’hui de gauche se devrait de le lire. En 30
pages, Mascolo explique ce que cela veut dire, être
« de gauche ». Résumons sa démonstration. On se
plaint quelquefois que la gauche soit déchirée (on
l’entend souvent en période électorale). Mais c’est
dans sa nature d’être déchirée, explique Mascolo.
Car la gauche est faite de refus, contrairement à
la droite qui est faite d’acceptation de l’état des
choses. Il écrit : « Tout acte de gauche a ce sens :
il est le refus d’une limite établie. Toute réflexion
de gauche a ce sens : elle est la négation d’une
limite théorique. Toute sensibilité de gauche a ce
sens : le dégoût des limites, théoriques ou pratiques.
Toute exigence de gauche est l’exigence,
même insensée, de dépasser une limite reconnue
comme limite. » C’est là que la pensée de Mascolo
accomplit un nouveau tour de vis. Il explique que
ce refus qui définit la gauche, peut tout aussi bien
être le refus de la révolution. Que « ce refus peut
lui-même être dit de gauche, et même passer pour
exemplaire ». Et il ajoute, ironiquement : « Opposer
un tel refus à la réalité révolutionnaire, et ne plus
cesser de la motiver ensuite, c’est le seul acte “de gauche” qu’aient accompli certains hommes universellement
reconnus comme d’éminents représentants
de la gauche. » Suivez son regard de 1955
jusqu’à aujourd’hui où des intellectuels de gauche
promeuvent des révolutions dans le tiers-monde
pour mieux les interdire ici. Dès lors, pas méchamment,
mais dialectiquement, le couperet de Dionys
Mascolo tombe : « La distinction gauche droite
existe bien sûr. Le mot de gauche a un contenu
certain. Mais ce contenu signifie d’abord non-révolutionnaire.
» C.Q.F.D.
À bloc
Et on aura du mal à trouver roman plus radical ce
mois-ci que Le Bloc, de Jérôme Leroy. Marxiste de
droite, si ça se peut, écrivant pour Valeurs actuelles
ou le blog Le Causeur, Leroy passe avec succès à la
Série Noire pour un roman d’anticipation. Alors que
la France en pleine période électorale est secouée
par des émeutes en banlieue, réprimées dans le sang
par « le clown de l’Élysée », la droite fait alliance
avec l’extrême droite, en l’occurrence avec « Le bloc
patriotique », un parti qui n’est pas sans évoquer le
Front national. À une condition toutefois : se débarrasser
physiquement de Stanko, un petit prolo du
Nord devenu le chef de leur service d’ordre. Il s’est
donc réfugié chez « un marchand de sommeil »,
dans le onzième arrondissement, en attendant qu’on
vienne le tuer. À l’autre bout de Paris, dans les beaux
quartiers, Antoine, un intellectuel du Bloc, patiente
aussi. Il est le mari d’Agnès Dorgelles, la présidente
du Bloc qui a remplacé son père, fatigué. Antoine
est aussi le frère de sang de Stanko, qu’il vient de
trahir. Cette structure romanesque implacable (qui
n’est pas sans rappeler la nouvelle
de Sartre, L’Enfance d’un chef),
permet à Jérôme Leroy de raconter
de façon codée, c’est-à-dire
romanesque, le devenir majoritaire
et respectable de l’extrême
droite française, à la fois du point
de vue du prolo et de l’intello du
parti. Des bastons avec l’extrême
gauche à Orange, en passant par
la scission des mégrétistes, des
rapports de l’extrême droite avec
les milices chrétiennes du Liban
jusqu’aux « accidents de la route
un peu trop fréquents au Bloc »,
Leroy raconte avec un talent fou
cette histoire implacablement
française.
Ces riens
Il me reste quelques lignes pour
évoquer un bijou. Je ne connaissais
pas Pierre Herbart : communiste,
résistant, proche de Nizan et
de Gide. Dans La Ligne de force,
publié en 1958, il raconte sa vie
à toute blinde, avec une désinvolture
et un humour sans pareil : la
colonisation, le communisme, la
guerre d’Espagne, la Résistance.
« Ces riens », écrit-il majestueusement.