Yves Bigot marche sur des oeufs,
prend des précautions oratoires,
affirme qu’il n’appartient à « aucun
clan ». Qui eût cru qu’écrire
la biographie du falot et frêle
Michel Berger, c’était entrer
dans un champ de mines ? On a
beau ne pas être fan de l’auteur
de « Mademoiselle Chang »,
voire même faire un rejet aussi
déraisonnable que complet de
l’opéra rock « Starmania » (tout
en ayant, il est vrai, une certaine
empathie pour la France Gall
80’s en salopette accouplée à
Berger) c’est ce qui rend ce livre
absolument passionnant.
Il y a pour commencer l’extraordinaire histoire du père de
Michel Berger, Jean Hamburger, qui en elle-même
vaut roman. Triple académicien (de sciences, de
médecine, et de l’Académie française), néphrologue
de renommée mondiale, inventeur du rein artificiel,
il est un jour opéré pour un voile au poumon. Les
chirurgiens le croient foutu, mais insuffisamment
anesthésié, le voilà qui se met à diriger sa propre
opération ! Quand il sort du bloc opératoire, il ne
se souvient pas d’être marié, et ne reconnaît pas
ses enfants. Comme l’écrit Yves Bigot, « Amnésie
partielle ou opportuniste, accident cérébral ciblé
ou simulacre, on ne le saura jamais ».
Toujours
est-il que le professeur ne retournera jamais dans
le giron familial, que sa femme lui écrira chaque
lundi pendant près de cinquante ans une lettre lui
donnant des nouvelles de ses trois enfants, à quoi
il ne répondra jamais, mais dont on découvrira à sa
mort qu’ils les avaient toutes lues et relues. Plus
de père, mais une mère pianiste, concertiste qui
l’oblige à prendre des cours (de son propre aveu,
Berger jouera toujours mal du piano, mais avec
une main gauche étrange – il ne saura par ailleurs
jamais lire la musique). Et premiers enregistrements
à l’époque « Salut les copains » yéyé dont il est le
« petit chose ». Mais à 19 ans, il arrête pour passer
sa maîtrise de philo (sujet : « Esthétique de la pop »
avec une étude comparative des deux derniers
albums de Jimi Hendrix !) avant de devenir directeur
artistique et enregistrer son premier LP, « Puzzle »
à 24 ans. Puis ce sera la rencontre avec Véronique
Sanson.
Ici commence une histoire d’amour qui n’en finira
jamais, et qui pourrit encore, vingt ans après la
mort de Michel Berger, les relations entre France
Gall et Véronique Sanson. Le coeur du livre de Yves
Bigot, c’est le coeur de Michel Berger. On nage en plein romantisme, celui-là même de ses chansons.
Pour reprendre les termes sartriens, on pourrait
parler entre Véronique Sanson et Michel Berger
d’un amour transcendant, et entre Michel Berger et
France Gall d’un amour contingent. Véronique et lui
sont issus d’un même milieu huppé (elle est, pour
sa part, la fille d’un député gaulliste). Tous les deux
sont auteur, compositeur, interprète, leur instrument
étant le piano, et tous deux chantent avec ce même
célèbre vibrato qui fera que, lorsqu’il produira son
premier album, « Amoureuse », les mauvaises
langues parleront de la chèvre et de son berger.
Leurs amours effectives ne dureront que deux ans,
avant que Véronique ne descende « acheter des
cigarettes » (lui ne fume pas) pour rejoindre sans
un mot l’Américain Stephen Stills (de Crosby, Stills,
Nash & Young) avec lequel elle aura un enfant. Mais,
toujours par chansons interposées, ils continuent
de se parler. Il enregistre « Seras-tu là ? », chanson
à laquelle Sanson répond par une autre, intitulée
« Je serai là ». S’agit-il alors d’un adultère virtuel ?
Là encore, le biographe marche sur des oeufs. Dans
des pages relativement virtuoses, Yves Bigot essaie
sur cette question de prendre de la hauteur, sans se
situer une fois encore dans un camp ou dans l’autre :
« Il est facile de s’imaginer que Michel, comme
Véronique, ont eu intérêt à ne pas cautériser cette
blessure fondatrice, mais, au contraire, à l’entretenir,
la nourrir, pour l’invoquer à intervalles réguliers, la
convoquer, suivant l’axiome de Musset qui voudrait
que “les plus désespérés sont les chants les plus
beaux”. Pourtant, en ce qui nous concerne, et pour
rassurer France, si jamais elle en avait besoin,
leurs sanglots ne sont certainement que ceux de la
mémoire. En rien n’était-elle menacée dans sa vie,
dans sa relation, dans son amour. Seulement, peutêtre,
dans les fantasmes de son mari, mais personne
au monde n’a de prise là-dessus,
nulle part, jamais, ni ne devrait en
avoir. »
En dépit de ces phrases
diplomatiques, le journaliste Yves
Bigot accumule des éléments tout
à la fois splendides et sordides sur
cet étrange « ménage à trois » que
formèrent Gall, Sanson et Berger.
Toutefois, apprend-on dans le livre,
c’est une troisième femme qui
allait coiffer les deux précédentes
au poteau. Elle s’appelle Béatrice
Grimm, et serait la descendante
d’un des deux fameux frères
conteurs. Alors que son ménage
avec France Gall battait de l’aile
depuis plusieurs années, Michel
Berger s’apprêtait à refaire sa vie
avec elle à Los Angeles, quand il
est mort, il y a exactement vingt
ans, le 22 août 1992, sur un court
de tennis à Ramatuelle. D’un arrêt
du coeur, justement.