Accueil > N°14 - Octobre 2011 | Chronique par Arnaud Viviant | 30 octobre 2011

Marx, Limonov et Petrovitch

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Marx et ses esclaves

Faisons comme nos ennemis,
commençons par parler chiffres :
le nouveau numéro de la revue
Europe consacré à « Marx et
la culture » vaut 18, 50 euros. Ce
n’est pas rien. Pourtant, on peut
vous assurer qu’entre sa valeur
d’échange et sa valeur d’usage,
ça les vaut. Rien que les quatre
pages que le romancier Pierre
Bergounioux a écrites sous le
titre Et maintenant ? valent à elles
seules, de notre avis, la moitié de
ce prix. On aimerait bien les citer
in extenso, mais pour le coup, on
n’en a pas les moyens… Dans ces
quatre pages, bien serrées comme
un expresso italien, Bergounioux
synthétise l’histoire depuis ses
origines jusqu’à aujourd’hui, de
ce que Badiou appellerait « l’idée
du communisme
 ». Mais l’écrivain n’utilise, lui, jamais ce mot. Il écrit plutôt : « Sous la
seule réserve d’admettre que nos pensées ne sourdent
pas mystérieusement, comme par génération
spontanée, des ténébreux replis de notre cerveau,
mais reflètent, fût-ce en les diffractant, les structures
de la vie matérielle, une chose s’impose à
l’évidence : le marxisme est vivant, valide, en raison
même du fait que le capitalisme demeure le
mode de production régnant. Il constitue, comme
du temps de Sartre, déjà, l’horizon indépassable de
notre temps.
 » Le texte est d’un radicalisme doux, à
la fois sec et étrange. Il est moins dans la sphère
des idées pures que d’une réalité et d’une condition
humaine dont l’écrivain se fait garant. Il brosse
l’aspiration d’égalité, toujours présente tant que le
monde sera divisé entre exploités et exploiteurs. Il
constate l’échec du système soviétique : « Ceux
auxquels incombait la tâche sacrée d’édifier une
société sans classe ont failli
 » et il les traite d’imbécile.
Dans le reste du dossier, on apprend tout du
soubassement littéraire du Capital, du vouloir devenir
écrivain du jeune Marx qui engendra une dépression
à 24 ans durant laquelle il découvrit Hegel. On
saura qu’Eisenstein voulait filmer Le Capital (juste
après avoir songé à filmer Ulysse de Joyce). Et on
se réjouira en lisant que Karl Marx, quand il montrait
les livres de sa bibliothèque, disait : « Ce sont mes
esclaves.
 »

Communisme du coeur

On arrive un peu tard, ce pour quoi on sera bref.
On imagine (sans doute à tort) que tout le monde
a déjà lu Limonov d’Emmanuel Carrère, surtout par chez nous. Le livre commence en tout cas par une
excellente citation de Vladimir Poutine : « Celui qui
veut restaurer le communisme n’a pas de tête, celui
qui ne le regrette pas n’a pas de coeur.
 » Elle est
contrebalancée, au milieu de l’histoire, par un sutra
bouddhique selon lequel « l’homme qui se juge supérieur,
inférieur ou même égal à un autre, ne comprend
rien à la réalité
 ». Pris entre ces deux pensées
qui communiquent plus qu’elles ne s’affrontent, Carrère
raconte la vie aventureuse de Limonov, écrivain,
soldat, homme politique, actuel dirigeant du parti
national bolchevique en Russie. Drôle de livre : son
message n’est pas clair. Est-ce, par la biographie
de cet écrivain russe débraillé, un peu punk, l’acte
de contrition d’un petit-bourgeois décalé (Carrère)
ayant passé la cinquantaine et qui regrette de ne
pas avoir mis les mains dans le cambouis, de ne
s’être pas mêlé à l’Histoire ? Ou est-ce au contraire
le roman d’un qui considère que le mieux est encore
d’adopter une posture yogique « au milieu des eaux
glacées du calcul égoïste
 » ? Encore une fois ce
n’est pas clair. Mais peut-être est-ce justement la
force de ce livre que chacun puisse en faire politiquement
ce qu’il veut.

Spiderman est un Gogol

On reste dans une idée russe de la littérature avec
Un certain Petrovitch de Fabrice Lardeau, un conte
réécrivant une version moderne de la célèbre nouvelle
Le Manteau (1841) de Nicolas Gogol. On
connaît l’histoire : Akaki Akakievitch, un petit fonctionnaire
de Saint-Pétersbourg, n’a d’autre rêve que
de s’acheter un manteau pour l’hiver ; il y parvient au
prix de sacrifices inouïs, mais on le lui dérobe. Il en
meurt. La nouvelle s’achève sur un
épilogue fantastique : le fantôme
du héros hante les rues de Saint-
Pétersbourg pour arracher des
manteaux aux hauts fonctionnaires
(la classe).

Ce qui nous donne dans la version
Lardreau : Petrovitch, petit comptable
parisien, se prend pour Spiderman.
Du coup, la description
minutieuse de la vie du comptable,
qui donne à voir toute une société
souterraine (métro, boulot, dodo),
bascule à tout moment dans une
vision fantastique que Lardreau,
un peu comme Gogol, semble à
peine maîtriser. Voici Petrovitch
à l’école des super-héros. Voici
Petrovitch au journal de 20 h 00.
Voici Petrovitch à l’Élysée en train
de rencontrer un autre Nicolas.
Bref, le programme du Manteau
(divorce entre les apparences,
le rêve et la réalité, jusqu’au fantastique)
est donc réactualisé ici
grâce à la guerre froide que se
livrent culture « basse » et culture
« haute ». Un certain Petrovitch
c’est Marvel contre Gogol, mais
tout contre, et pour ainsi dire avec.
Mais ça marche quand même à
l’ancienneté : à la fin du conte,
c’est moins de voir (ou revoir) Spiderman
II
qu’on a envie, que de
lire (ou relire) tout Gogol.

En octobre, Arnaud Viviant a lu...

Revue Europe , août-septembre 2011, « Marx et la culture »

375 p., 18,50 €.

Limonov

d’Emmanuel Carrère

éd. POL, 496 p., 20 €.

Un certain Petrovitch

de Fabrice
Lardeau

éd. Leo Scheer, 240 pages, 18 €.

Portfolio

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