Quand j’étais gosse, je passais des heures à enregistrer les disques de mes copains sur des cassettes audio. Je fabriquais moi-même des jaquettes à la main, je découpais des photos dans les journaux, que je collais ensuite plus ou moins artistiquement pour avoir de jolies cassettes. A l’époque, les disques vinyle coûtaient déjà cher, et la baisse de leur TVA relevait déjà, comme le droit de vote des immigrés, d’une promesse mitterrandienne jamais tenue. Combien de fois, durant les années 80, ai-je entendu Jack Lang en parler comme d’une chose acquise, et combien de fois l’ai-je « entendu » ne plus en parler ?
En ces temps lointains et mirifiques, on ne parlait pas de « piratage ». Dans mon souvenir, le problème du manque à gagner des artistes par la reproduction à « usage privé » de leurs œuvres sur cassette audio (puis, bientôt, pour le cinéma, sur VHS) avait été vite réglé financièrement par la mise en place d’une taxe sur chaque cassette vierge vendue. Nous pouvions donc enregistrer des œuvres sans nous sentir coupables ou voleurs, sans être dénoncés à la police. Après quelques épisodes tragi-comiques, l’idée d’une redevance sur les magnétoscopes fut même abandonnée. Et bien que nous fussions, jusqu’aux plus pauvres d’entre nous, tous équipés désormais de magnétophones et de magnétoscopes, les industries du disque et du cinéma continuaient d’être florissantes. Comme quoi...
Aujourd’hui, magnétophones et magnétoscopes sont bons pour la casse. Grâce à l’ordinateur domestique (que toutes les politiques gouvernementales de droite ou de gauche nous invitent à acheter) et à sa mise en réseau, musique et cinéma se dématérialisent : le support est mort. Grâce à une bande de fabuleux hippies californiens, nous sommes ainsi entrés dans ce qu’un commentateur de Lautréamont, Maurice Saillet, pouvait déjà appeler en 1953 « l’ère du plagiat systématique et généralisé, ce communisme de génie, qui marquera l’abolition de la propriété dans les lettres et dans les arts ». Des jeunes forment ainsi, en dehors de la consommation, des communautés d’internautes partageant leurs trésors musicaux, leur passion pour tel ou tel artiste. Préférerait-on qu’ils brûlent des voitures par ennui ? Là n’est pas le problème, objecteront les clercs. Le problème, c’est la soi-disant défense du droit d’auteur, autrement dit de la matière grise définie comme capital, et protégée en tant que telle comme une propriété privée. En somme, le problème, c’est la défense du capitalisme. La musique doit rester payante, y compris lorsqu’elle est l’accompagnatrice servile de nos courses au supermarché, la peinture murale de nos dîners en ville, l’oxygène crachoté par des hauts-parleurs lors de la kermesse du village breton. Car le droit d’auteur que l’on défend mordicus ne va tout de même pas jusqu’à permettre à l’auteur de protéger la valeur d’usage de son œuvre.
Le pauvre auteur a naturellement bon dos dans cette histoire. Du reste, on l’entend peu, moins en tout cas que ses producteurs et diffuseurs (qui, eux aussi, par une perversion bien entendue du système, touchent aussi des droits au nom de la liberté de création qu’ils protègeraient). En réalité, sous couvert de défense de l’auteur et de ses revenus, c’est bel et bien à la gratuité qu’on s’attaque. Pareillement, on a vu, il y a trois ou quatre ans, des éditeurs français bien intentionnés s’attaquer au prêt gratuit en bibliothèque : autrement dit, à l’idée même d’accès le plus large possible à la culture ayant autrefois présidé à la fondation de ces bibliothèques : au nom du droit d’auteur. Qu’est-ce que l’intelligence ? Qu’est-ce que le talent ? Qu’est-ce que le génie ? Une marchandise plus ou moins chère, répond le système qui ne s’est jamais inquiété, lui, de vendre des copies de copies (la Star Ac’ reprenant mal de bons morceaux, par exemple). En bref, il est temps de défendre, au nom du communisme, ces adolescents pirates qui, sur MP3, court-circuitent un monde qui n’a jamais voulu que les avaliser. A.V.
Regards n°3, Mars 2004