Qu’est-ce qu’un livre ? À quoi ça
sert ? Des livres, il y en avait près
de 5 000 dans « la bibliothèque
partisane » que Julien Coupat
et ses amis avaient constituée
à Tarnac, en Lozère, parmi lesquels
: Technique du chaos, de
Timothy Leary, Insoumission à
l’école obligatoire, de Catherine
Baker, Le Sabotage, d’Émile
Pouget, Anarchie au Royaume-
Uni, de Nick Cohn, et déjà un
livre de David Dufresne, Maintien
de l’ordre, où le journaliste avait
enquêté sur la gestion par la police
des émeutes de 2005. Quant
à l’affaire Tarnac, elle-même avait débuté par un livre : L’Insurrection qui vient, publié
de façon anonyme aux éditions La Fabrique en
2007. Une première en France : ce petit pamphlet
d’obédience situ fut versé au dossier d’instruction.
Il devenait dangereux d’écrire dans ce pays.
Alors, il n’est peut-être pas illogique qu’un autre
livre mette fin à cette lamentable histoire. Depuis sa
parution, Tarnac, Magasin général, fait déjà l’effet
d’une petite bombe à fragmentation. Ainsi, le juge
antiterroriste, Thierry Fragnoli, a été dessaisi du
dossier à sa demande, l’avocat de Julien Coupat
lui ayant reproché de s’être exprimé dans le livre
et d’avoir avoué à David Dufresne, naïvement sans
doute, sa passion pour le film Kill Bill de Quentin
Tarantino, et l’antipathie qu’il éprouvait pour le principal
inculpé. Plus sûrement, il a dû lire le livre utile
et en ressortir quelque peu dégoûté de son propre
dossier. Car il n’est pas le seul, loin de là, à s’être mis
à table. Ainsi le criminologue Alain Bauer, proche de
Sarko, qui avait acheté à l’époque une quarantaine
d’exemplaires de L’Insurrection qui vient pour les
distribuer à des journalistes, n’y va pas par quatre
chemins et parle de l’affaire comme d’un « fiasco
politico-policier ». Ainsi Bernard Squarcini, le grand
patron de la DCRI, a-t-il reçu trois fois Dufresne
durant l’année 2009. Et pour lui dire quoi ? Selon
l’ancien journaliste : « Invariablement, la sentence
Squarcini tombait : cette affaire, la DCRI ne l’avait
pas voulue. C’était le fruit d’un héritage RG puis
d’un emballement du ministère de l’Intérieur. Cette
affaire était au confluent d’intérêts qui dépassaient
les principaux intéressés, ceux de Tarnac comme
ceux de Levallois », le siège de la DCRI. Mais ils
sont nombreux les flics de toutes obédiences et de
tous grades à vouloir témoigner, en « off » ou pas,
auprès de celui qui, tel un lonesome cowboy revenu
de tout, et surtout de la fabrique de l’info, à décider de mener une enquête sur l’enquête. Dans des circonstances
dignes d’un polar boiteux, on lui donne
des rendez-vous tout portable éteint, pour raconter
comment on a espionné Coupat et ses amis, et patati
la guerre des services, et patata la guerre des
polices. Les flics balancent à tout va, comme heureux
de se confier, de jeter leur devoir de réserve
aux orties, voilà qui est étonnant. Dufresne reçoit
même des mails anonymes de gens suffisamment
bien renseignés pour être eux-mêmes du renseignement.
Pourquoi ? Sans doute pour déminer et
évider un dossier en train de virer à l’affaire d’État,
avec tout ce cirque médiatique que font les avocats
et les parents des inculpés, les comités de soutien.
Intoxiquer Dufresne ? Lui faire écrire en sous-main
la repentance qu’eux-mêmes ont envie de lire ? Un
officier de la sous-direction antiterroriste lui dit :
« Dans le service, j’en connais qui ne veulent plus
bosser sur l’extrême gauche… Trop d’emmerdes,
trop de médiatisation, ça démobilise. » Cela paraît
presque trop beau pour être vrai. Manipulation
donc, peut-être, mais pas seulement. Écoutez plutôt
ce gendarme. Dufresne écrit : « Le lieutenant de
gendarmerie souriait maintenant. Parler le soulageait,
c’était manifeste. » Et voici ce qu’il dit : « On
n’est plus dans la police judiciaire quand on est
dans la police antiterroriste. (…) Une enquête sur
initiative du parquet, comme l’a été cette affaire de
Tarnac, c’est politique, c’est dangereux. Le politique
s’est créé un outil, hors de contrôle, qui exécute
les basses œuvres. Cette affaire en est un
emblème. Elle inaugure une nouvelle ère. » Il faut
imaginer des flics républicains. De temps en temps.
Car il y a aussi l’autre moitié du livre, celle tournée
vers Tarnac. Avec ses écoutes illégales
(dont, possiblement, celle de Dufresne lui-même),
ses « barbouzeries », ses témoins sous X qui se révèlent fallacieux, ses micros au
domicile de Gérard Coupat, le
père de Julien… Il y a ces aveux
arrachés, au terme de quatre jours
de garde de vue, sans se laver,
dans une lumière perpétuellement
crue, avant d’être réfutés… Il y a
cette conception judiciairement
suspecte de « pré-terrorisme »
qu’au demeurant l’affaire de Toulouse,
autrement plus sérieuse,
vient soudain de mettre à mal.
Si bien qu’on ne voit pas comment,
après ce livre d’aveux tous
azimuts consignés par Dufresne,
l’affaire de Tarnac ne se conclurait
pas par un non-lieu. Mais aussi
bien, on ne voit pas comment,
aujourd’hui en France, on pourrait
vivre autrement que sous un
régime policier. Au demeurant,
comme un signe, Dufresne s’est
extradé au Canada.