Accueil > N° 46 - décembre 2007 | Par Eric Fassin | 1er décembre 2007

Question raciale, le mot et la chose

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Après le vote de la loi Hortefeux sur l’immigration, des parlementaires de gauche ont saisi le Conseil constitutionnel à propos de deux amendements : l’un permettant aux immigrés demandeurs de regroupement familial le recours aux tests ADN pour établir leur filiation, l’autre autorisant des enquêtes statistiques sur les « origines raciales ou ethniques » afin de mesurer la diversité, la discrimination et l’intégration. Autrement dit, ce n’est pas la loi elle-même, dans son principe, que la gauche a soumise à ce test de constitutionnalité. Pourtant, en imposant une maîtrise préalable de la langue française pour rejoindre son conjoint légalement immigré en France, le législateur continue de restreindre le droit au regroupement familial, et donc le droit de vivre en famille...

Ainsi, c’est seulement sur les amendements concernant les tests ADN et les enquêtes statistiques que le Conseil constitutionnel a rendu, le 15 novembre, une double décision : déclinant d’invalider le premier, malgré quelques réserves sur ses modalités, pour mieux censurer le second, dans son principe même. En effet, les statistiques de la diversité seraient incompatibles avec l’article premier de la Constitution, qui « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». En revanche, pour les Sages, tester génétiquement la filiation des immigrés ne semble pas poser de problème de principe. La biologisation de la filiation des étrangers n’aurait-elle rien à voir avec la racialisation de la nationalité française ?

Pour sa part, le Conseil constitutionnel ne s’engage pas sur ce chemin : c’est que dans un cas la race est explicite (il y est question d’« origines raciales »), tandis que dans l’autre, elle reste implicite (on y parle seulement de « filiation biologique »). Bref, en matière de « race », le mot gêne manifestement plus que la chose. C’est tout l’enjeu du débat actuel : la question raciale est dans notre histoire nationale comme un de ces secrets embarrassants qu’il convient de taire pour ne pas troubler la paix des familles. Tout le monde le connaît, mais nul ne doit en parler. Et si l’on parlait de la chose, quitte à utiliser un autre mot : la racialisation ?

On assiste aujourd’hui à une racialisation de la société française. Le racisme n’a pas disparu avec le recul électoral du Front national qui en signe plutôt la banalisation à droite, et même à gauche. Mais le problème, ce sont plus encore les inégalités ordinaires devant l’emploi ou le logement, face à la police ou à la justice, soit des discriminations raciales, et pas seulement racistes. C’est vrai du point de vue des auteurs de ces discriminations : c’est moins le racisme que les pratiques répétées d’évitement qui finissent par creuser dans notre société une fracture raciale, bref, l’entre-soi que produisent nos choix quotidiens d’école, de résidence ou de recrutement. Cette ségrégation raciale, c’est le premier sens de la racialisation de notre société.

C’est également vrai du point de vue des victimes. La discrimination marque de son empreinte. Pour se constituer en tant que sujet, il n’est pas possible de ne pas incorporer, d’une manière ou d’une autre, cette expérience : elle transforme ceux qui la subissent. Cette « subjectivation » donne sa seconde signification au mot racialisation. N’allons donc pas dire à un Noir ou à un Arabe, au nom de l’universalisme républicain, ou des solidarités de classe, que ces catégories n’existent pas, quand c’est en tant que Noir ou Arabe qu’il se voit refuser un emploi ou un logement. Il ne sert à rien de répéter que ces mots n’ont aucun sens, quand ils ont des effets si graves : sur les victimes, et sur la société dans son ensemble.

Aussi la campagne menée par SOS-Racisme et ses alliés, qui agitent le spectre de Vichy, voire du Rwanda, dès qu’on parle d’enquêtes statistiques, se trompe-t-elle d’objet, et d’adversaire. Il n’est pas question aujourd’hui de recensement mais d’enquêtes. Il ne s’agit pas de compter des races, mais de rendre compte d’expériences de discrimination. Comment évaluer le « ressenti » des discriminations sans prendre en compte l’apparence physique, puisque la couleur de peau est au principe de la discrimination ? Et croit-on vraiment que les enquêtes à venir sont dès aujourd’hui la cause des discriminations raciales qu’elles entreprennent de mesurer ? C’est contre la chose qu’il faut se battre, et non contre le mot. Or, cette chose bien réelle, c’est la racialisation. É.F.

Eric Fassin, sociologue, école normale supérieure, chercheur à l’iris (cnrs/ ehess)

Paru dans Regards n°46, décembre 2007

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