C’est un motif d’ étonnement : jamais l’œuvre si graphique et si romanesque de Jacques Tardi n’avait été adaptée dans un film d’animation [1]. L’anomalie est joliment réparée avec Avril et le monde truqué… qui a pour singularité de n’être issu d’aucune bande dessinée de l’auteur, mais inspirée – et pilotée – par celui-ci à partir d’un scénario original. Et c’est peut-être ce parti pris qui fonde la réussite du film, affranchi du carcan qu’aurait représenté telle référence, et lui a permis de mener son projet avec la liberté nécessaire.
On retrouve en effet, avec autant de force que de fidélité, l’univers visuel de Tardi. En premier lieu dans les (splendides) décors, qui montrent un Paris d’années 40 complètement revisitées, dans une capitale noircie par la suie, dotée d’une double Tour Eiffel et d’un Grand Palais transformé en mausolée pour le dernier arbre.
Gothique industriel
Il faut dire que le scénario de Benjamin Legrand se prête parfaitement à cet imaginaire. Le récit commence avec la mort accidentelle de Napoléon III, qui évite à la France la guerre contre la Prusse, mais prolonge le Second Empire et surtout fige (car les grands scientifiques disparaissent mystérieusement) tout progrès technique ultérieur. Nous voilà donc dans une période suspendue quelque part à la charnière du XIXe et du XXe siècle, bloquée indéfiniment au stade initial de la révolution industrielle, à l’âge du charbon et de l’acier riveté. Un futur tel qu’imaginé par Jules Vernes et ses contemporains, mais qui aurait assez mal tourné.
Christian Desmares, co-réalisateur, a donné forme à cette uchronie assez fascinante en restituant l’esthétique et la technique du dessinateur – utilisant les outils numériques pour conserver son trait, ses couleurs, sa manière de composer l’image –, mais surtout en lui inventant une animation réussie, à la fois éloignée des standards actuel et très plaisante. Ainsi, par exemple, de la façon dont est donnée vie aux machines fantastiques qui peuplent le film – téléphérique à vapeur, maison qui marche ou engins volants.
Avec un récit rythmé, ponctué de moments drôles, une intrigue dense qui part dans des directions inattendues, un personnage principal digne d’Adèle Blanc-Sec, le spectacle fonctionne aussi bien auprès des enfants que des adultes. Et il propose une réflexion en abyme sur l’histoire et l’évolution des technologies qui a le mérite de rappeler que, pire ou meilleur, passé ou futur, un autre monde peut toujours être imaginé.