Le récit se décompose en trois moments et trois lieux. C’est le début de l’été, gare du Nord. La caméra descend et se glisse au milieu d’un groupe de jeunes. Ils parlent russe, s’ébrouent, rient et se mesurent. Un enfant de quatorze ans semble la mascotte de la bande. On les suit sans comprendre leurs échanges. Long moment ensoleillé où le spectateur reste extérieur à cette troupe apparemment heureuse et soudée. Sur le quai, un cadre dans la cinquantaine débarque d’un train de banlieue. Il suit l’un d’eux. Quelques mots, les prénoms échangés. Marek, Daniel. Rendez-vous est pris pour le lendemain 18 heures. « Je fais tout », assure le plus jeune. Cinquante euros.
Le langage des corps
Le lendemain, porte de Montreuil, dans un très bel appartenant au 12° étage, le monsieur attend. Quand la porte sonne ce n’est pas Marek, mais le plus jeune du groupe qui se tient sur le pas. « Je suis Marek, assure-t-il. Ce n’est pas bien, je suis mineur ». La menace est évidente. Nouveau coup de sonnette. Par flots, tout le groupe débarque et s’installe. Boss est bien entendu le chef. Il est beau, inquiétant, attirant aussi. Il a l’acidité de la jeunesse arrogante. Que faire ? Appeler la police ? Finalement, non : boire le verre que les jeunes lui servent et danser. Daniel fait le choix de se couler dans un délire qui verra son appartement se vider de tous les meubles, tous les objets, tous les tableaux. Le camion de déménagement garé en bas emporte tout. Les scènes de danse et de déménagement entremêlées sur fond de musique saturée sont proprement hallucinantes et éblouissantes. Les corps parlent, le film reste laconique.
L’appartement totalement dépouillé sera le lieu de la relation qui va finalement s’installer entre Daniel et celui qui s’appelle en réalité Josselin. Relation sexuelle, initiatique, puis amoureuse. Et fin de l’amour. Mais l’appartement se remplit à nouveau. Il est désormais habité par Daniel et Josselin, chacun dans sa chambre. Et c’est bien. Les échos des flonflons du 14 juillet font la bascule. La guerre approche. Josselin veut s’émanciper de ce groupe qui l’a intégré – et sans doute protégé – et qui désormais lui refuse l’éloignement. « Tu te prends pour qui ? Pour l’élu ? », demande Boss, menaçant. Le conflit à coups de poing et au risque des vies se dénoue dans un hôtel moderne genre Formule 1 d’une autre banlieue, lointaine.
En pleine lumière
Daniel sauvera Josselin, mais cette fois ce sera au prix d’un recours à la police. L’hôtel remplit de sans-papiers sera vidé de ses occupants. Les Eastern boys sont embarqués, bien sur. Les familles chinoises, africaines, aussi. Le film se clôt sur l’appartement de nouveau totalement vidé. Daniel et Josselin sont partis vivre ailleurs.
Le film de Robin Campillo est d’une exceptionnelle qualité formelle. Sa séduction tient autant aux sujets abordés qu’à la manière. Les images et le montage sont clairs, nets, mais ont la complexité, la sophistication des paysages et de l’architecture présents à l’écran. La banlieue, les tours des années 60 sont filmées comme ce groupe de jeunes : en pleine lumière et sans jugement. Il ne s’agit pas d’un film sur les sans-papiers, d’un film sur l’homosexualité, sur le couple et le groupe, d’un film sur la cinquantaine et le sens de la vie, d’un film sur les relations de classe, sur le rapport à la police… il s’agit d’un film sur tout ça, sur la vie et ses pulsations, comme ces lieux qui se remplissent et se vident par vagues.
Dix ans après Les Revenants, Robin Campillo, que l’on associe au travail de Laurent Cantet avec qui il signe scénario et montage, livre un film d’une radicale modernité et d’une élégance rare. À l’affiche depuis quatre semaines, il ne faut plus retarder le moment d’aller voir Eastern Boys.