Dès les années 1970, à la fois lucides, amers et caustiques, certains militants fredonnaient « de défaites en défaites jusqu’à la victoire finale ». Le fossé était en effet grand entre, d’une part, des systèmes de propagande ripolinant tout en rouge et, d’autre part, le vécu et les sentiments de militants de base confrontés à des "luttes perdues" et des chemins politiques obstrués. Mais la propagande de naguère n’est pas pire que la communication d’aujourd’hui. Et si ce qui est lié à ce qu’on appelait autrefois le mouvement ouvrier s’exprime avec les images et les mots de ses adversaires, le risque est grand d’une pensée unique, sans perspective d’émancipation.
Une expérience ouvrière
Denis Gheerbrandt, cinéaste, n’a jamais commis de film de propagande – ce n’est pas le plus grand crime – ni de film de communication. Toutefois, on en saurait que trop conseiller son dernier documentaire, On a grèvé, aux militants syndicaux, culturels et politiques pour que ceux-ci organisent à leur tour, à destination d’un public plus large, des projections et des débats afin de « transmettre une expérience ouvrière » (pour paraphraser un film de René Vautier aujourd’hui perdu), expérience qui narre une grève récente et gagnée. Chose assez rare aujourd’hui. Ajoutons que les protagonistes de On a grèvé sont des femmes, majoritairement noires, dont certaines sont sans-papiers et parfois illettrées et, enfin, qu’elles exercent le métier de femmes de chambre dans un hôtel dépendant d’une grande chaîne, propriété, pour partie, d’un fonds de pension américain. Sur le papier, on ne donnerait pas cher de leur peau.
Pourtant, après vingt-huit jours de grève, en 2012, cette vingtaine d’employées – jusque-là condamnées au travail à la tâche pourtant illégal en France – ont eu raison de leur direction. Ceci n’est pas le résultat d’un miracle, mais le fruit de leur détermination, d’une impeccable préparation et organisation de la grève et, également, de la solidarité. Chaque jour de grève était payé par le syndicat de la CGT HPE (Hôtels de prestige et économiques) et ce mouvement a bénéficié du fort appui de militants expérimentés de la CGT et de la CNT-Solidarité ouvrière, œuvrant en bonne intelligence. Au passage, on notera que des militants du Front de gauche font leur indispensable boulot de militants et que la députée de Nanterre, Jacqueline Fraysse, vient exprimer son soutien.
Slogans syndicalistes et tubes de la FM
Denis Gheerbrandt, seul avec sa caméra et son micro, a choisi – les réunions de négociations lui était du reste interdites – de partager le quotidien du piquet de grève et de rester avec ces femmes sur un bout de trottoir stratégique, en face de cet hôtel de Suresnes, au sein d’un décor urbain banal et bruyant. Un prolétariat-monde dans la grande ville, existant en tant que groupe. Si le cinéaste suit les actions militantes – les interventions des dirigeants, une tentative de refoulement des "jaunes"… –, il s’attarde surtout sur les visages, les rires, l’ennui de ces femmes mobilisées, les danses et les chants mêlant slogans syndicalistes et tubes de la FM (le fameux Corde à sauter de Moussier Tombola).
Lors de discussions entre le cinéaste en empathie et ces grévistes en confiance, se dessine la vie d’employées exploitées, de femmes et d’immigrées. Les trois fils de l’une d’elles viennent sur le piquet de grève et l’on entraperçoit alors l’univers de jeunes gars d’aujourd’hui. Une seule fois la caméra s’éloigne du seuil de l’hôtel pour suivre une distribution de tracts au pied d’un immeuble de la direction ; un lent panoramique circulaire glisse sur la façade aveugle du bâtiment devenant alors, peut-être, le symbole d’un monde opaque et violent – mais il s’achève sur le visage d’une gréviste.
On aurait sans doute aimé en savoir plus sur les négociations et plus encore sur ces femmes, mais On a grèvé est une pièce supplémentaire dans l’œuvre d’un documentariste qui filme seul dans la ville, à la rencontre des autres. Depuis plus de trente ans, Gheerbrant enregistre ainsi, avec cohérence, le peuple et les passages (le passage de l’enfance ou de l’adolescence à l’âge adulte), parfois « le communisme qui manque » ou, comme ici, une grève réussie qui porte au-delà d’elle.
A propos des mouvements de lutte des travailleurs et travailleuses du nettoyage, cette fois dans la région lyonnaise (en lien avec le syndicat CNT-Solidarité Ouvrière) : http://www.autrefutur.net/A-Lyon-et-dans-sa-banlieue-l
Répondre