Alain Juppé est resté, de 1995 à aujourd’hui, "droit dans ses bottes", c’est-à-dire bien à droite. Mais, pour faire pièce à Nicolas Sarkozy, il avait choisi l’image d’un positionnement plus au centre. Présenté comme la carte maîtresse face à Marine Le Pen, il pensait ainsi siphonner le centre et grappiller à gauche. Certain d’avoir partie presque gagnée, il n’a guère mené de campagne et presque rien dit de son programme. Son obsession était de contrer l’ancien président ; il n’a pas vu la percée de son premier ministre. Il ne voulait pas polémiquer ; désormais, il va devoir parler… et s’exposer.
Travail, famille… identité : François Fillon a labouré le terrain de ce qui historiquement a toujours mobilisé la droite. Depuis 1984, elle occupe la rue autour de la défense de l’école "libre" et de la famille. Ses réseaux restent ceux de la France conservatrice, volontiers teintée de cléricalisme. Fillon a compris que là étaient ses réserves et ses meilleures armes pour contrer l’expansion du Front national. Sarkozy, en 2007, avait usé de la veine "libérale-populiste" contre le patriarche Le Pen. Fillon, en 2016, choisit le drapeau du "libéral-conservatisme". Dans les deux cas, le chemin est celui d’une droite radicalisée.
Manifestement, Juppé a payé le prix de ce qui est apparu comme une édulcoration des valeurs de la droite française. Certains, à gauche, ont nourri cette image, allant jusqu’à participer discrètement à la primaire de la droite. Le verdict de ce choix est sans appel. Encore faut-il en tirer les bonnes leçons.
Le PS, d’abandons en abandons
Si l’on y réfléchit bien, ce que nous vivons est le fruit d’une évolution de plus de trois décennies. Souvenons-nous… En 1982-1983, François Mitterrand tourna le dos à ses "121 propositions", abandonna l’idée d’une "autre politique" et se rallia au monétarisme officiel qui dominait l’espace européen. Quand de nombreux socialistes n’acceptaient ce choix que comme une parenthèse, le "Vieux" comprit très vite qu’il fallait mettre la stratégie de long terme à la hauteur de ses choix. En 1988, il mena sa nouvelle campagne présidentielle sous les couleurs du "recentrage" proposé ouvertement par sa Lettre aux Français.
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Face à une droite démobilisée par l’expérience de la "cohabitation" (gouvernement Chirac de 1986-1988), il triompha brillamment à la présidentielle. Mais les électeurs de gauche ne confirmèrent pas ce choix aux législatives qui suivirent. Les formules d’ouverture au centre échouèrent à peu près partout, et le PCF put se reprendre, après le camouflet de la présidentielle (6,8% pour André Lajoinie).
Le PS en conclut… qu’il ne fallait surtout pas choisir. En 1997, Lionel Jospin en formula l’idée avec la formule, qu’il opposait au social-libéralisme de son homologue Tony Blair : « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». Le ton du moment était à la "gauche plurielle". Le malheureux chef du gouvernement en paya amèrement le prix en 2002. En 2012-2014, François Hollande et Manuel Valls pensèrent qu’il fallait enfin donner toute sa cohérence au choix avorté de 1988. L’horizon devait être ouvertement celui que le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Espagne avaient tracé auparavant. Pour être "moderne", le socialisme devait définitivement se couler dans les flux de la mondialisation…
La stratégie du moindre mal conduit au pire
Il en est résulté le paysage politique qui est le nôtre. Les années 1960-1970 avaient été marquées par une hausse de la participation électorale, une poussée de la gauche et une division quadripartite de l’espace français. Droite et gauche étaient polarisées ; le temps était à la "bande des quatre" (PC, PS, RPR, UDF). Nous sommes passés du quadripolaire au tripolaire ; la droite laboure largement son terrain, dynamisée par sa variante extrême ; la gauche, elle, est engluée dans sa dominante socialiste. La "gauche plurielle", sans doute trop à gauche, est devenue la "belle alliance".
Résultat : la politique est en crise, les catégories populaires sont désorientées, la gauche est au tapis. Elle va si mal que des gens de gauche ont l’impression qu’il vaut mieux peser à droite pour un "moindre mal". Sans se rendre compte que la stratégie du moindre mal, en France comme aux USA, conduit tout simplement… au pire. À suivre ce chemin, on finirait en 2022 par voter Marine… pour ne pas avoir Marion.
Que nous propose-t-on du côté socialiste ? Soit de pousser jusqu’au bout la logique centriste : Emmanuel Macron est en cela le plus cohérent. Soit de tabler sur un improbable "ni Macron ni Mélenchon" et de défendre le bilan 2012-2017 avec un des protagonistes de l’action gouvernementale : il suffit alors d’arbitrer entre Hollande et Valls. Soit de tenter un retour aux années Jospin : on passerait alors du drame à la comédie, en utilisant "l’arme" Montebourg. Dans tous les cas, la gauche est battue. Pire encore, elle prépare les débâcles futures.
La gauche entre deux trajectoires
Il convient donc de se sortir franchement de la nasse. La gauche ne retrouvera des couleurs que si elle est bien à gauche. Or elle ne l’est vraiment que si elle ne transige pas avec l’égalité et que si elle incarne la perspective d’une société et d’un monde où les générations futures vivront mieux que celles qui les ont précédées. La gauche a perdu les catégories populaires parce qu’elle a oublié que la colère n’est motrice que si elle se raccorde à l’espérance. Si ce n’est pas le cas, la colère se tourne en ressentiment ; alors l’extrême droite prospère et la droite se radicalise. C’est ce que nous vivons.
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La gauche a besoin de se ressaisir, pour que le mouvement social reprenne de l’élan. Pour y parvenir, elle a aujourd’hui le choix entre deux trajectoires : celle que le Parti socialiste a nourrie pendant plus de trois décennies ; celle que le mouvement critique (grèves de la fin 1995, lutte salariale, mobilisations anti-discrimination, combat antilibéral et altermondialiste…) a porté sans être entendu.
Le premier choix atrophie la gauche et laisse le champ libre à la droite. Le second mérite d’être tenté ; il a été amorcé par le Front de gauche ; mieux vaudrait l’amplifier. En 2017, en tout cas, il doit trouver un débouché concret. À ce jour, Jean-Luc Mélenchon est la personnalité qui offre la dynamique la plus forte possible, la plus à gauche possible. Faut-il s’en offusquer, s’en accommoder ou s’en réjouir ? À chacun de se déterminer. En sachant toutefois que, quand des fenêtres historiques s’ouvrent, mieux vaut tout faire pour qu’elles ne soient pas refermées.
La lecture de P. Martelli est toujours instructive. Je trouve néanmoins la conclusion de cette tribune un tantinet timorée dans le soutien à la candidature de JLM...
Par ailleurs, pourquoi persister à classer le PS "à gauche", alors que ce parti est clairement et concrètement devenu un instrument politique du néolibéralisme au service exclusif de l’oligarchie ?
Pourquoi ne pas accepter l’idée qu’à un certain stade la quantité (de capitulations et de trahisons) se transforme en qualité et change la nature d’un parti ? Que reste-t-il de "réformiste" ou/et de "social-démocrate" à ce parti ?
Il me semble qu’il est temps qu’un historien et théoricien comme Paul se penche sérieusement sur cette question, politiquement décisive à mon avis.
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